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Gábor Vargyas:
Les ancêtres et la forêt chez les Brou du Vietnam


[Diogène, no. 174, avril-juin 1996: 101-110.]

Les Brou et leur panthéon
Les Brou, dont il sera question ici, participent du vieux fond de peuplement austro-asiatique de la péninsule indochinoise. Ils se répartissent de part et d’autre de la frontière séparant le Vietnam du Laos et sont surtout localisés au nord de la route no. 9 qui relie Savannakhet (Laos) à Đông Hà (Vietnam, provinces de Quảng Bình et de Quảng Trị), leur zone de plus forte concentration étant le district de Huyện Hướng Hóa (Khe Sanh) où nous les avons étudiés.

On ne peut traiter de Yĩang Sữ, leur divinité du sol, sans situer celle-ci au sein du panthéon Brou et sans notamment la comparer à une autre figure importante: Yĩang Kaneaq [1]. Précisons tout d’abord que les Brou divisent les divinités (yĩang) en deux groupes distinct avec, d’une part, les yĩang tâng dống (« les yĩang dans la maison ») qui évoluent dans l’espace construit ou habité par l’homme; puis, d’autre part, les yĩang tâng nsắk (« les yĩang en brousse »), qui vivent à l’inverse en forêt. Si la première catégorie ne comporte que cinq divinités fixes et quelques autres occasionnelles, le nombre des déités de la forêt est potentiellement infini, même si certaines figurent de maniêre très récurrente dans les rites. On peut mettre en parallèle certaines entités relevant de ces deux catégories, et c’est notamment le cas pour yĩang Sữ et Yĩang Kaneaq. En effet, ainsi que nous allons le montrer, Kaneaq est l’équivalent parmi les yĩang de la maison de ce que représente Sữ pour les yĩang de la brousse.

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La divinité ancestrale: Yĩang Kaneaq
Yĩang Kaneaq est, en fait, le yĩang des ancêtres du patrilignage [2], et plus précisément des défunts qui ont incorporé le pool des divinités lignagères du fait de leur mort ancienne. Il faut indiquer ici que, selon la conception brou, quant une personne meurt, son « âme » (ruviyêi) quitte son corps, mais reste sur terre, aux alentours de sa tombe et à proximité de l’autel (dống nsắk) en forme de maison que l’on construit en forêt pour les morts « récents » [3]. En ce lieu, au terme d’une phase liminale d’un an, il rallie lors d’un sacrifice annuel le groupe des morts récents. De plus, chaque décennie, l’ensemble de ces morts agnatiques fait l’objet d’une cérémonie de seconde funéraille qui sera ensuite réitérée pendant trois générations. Ce n’est qu’à la fin de cette série très compliquée de rites funéraires au fil desquels le souvenir de l’identité du défunt s’estompe peu à peu, qu’il « monte » dans un « ciel » mal défini où il devient un yĩang, c’est-à-dire une divinité. Le rite d’enterrement définitif, par lequel s’effectue cette ascension céleste est appelé rapữp pỡq dớp (« enterrement au cours duquel l’âme monte »). Il est suivi plus tard d’un sacrifice dont l’objet est de faire descendre l’âme du ciel afin qu’elle rallie l’autel ancestral et qu’elle fusionne avec Kaneaq, la divinité qui personnifie les différentes générations d’ancêtres du patrilignage.

Le chemin parcouru par « l’âme » du défunt est donc circulaire. Elle s’élogine d’abord du monde des hommes, pour réintégrer celui-ci à la fin du cycle, sous la forme d’un yĩang collectif – Kaneaq –, constitué par l’ensemble des ancêtres anonymes du groupe de filiation. L’objet des rites funéraires est d’opérer ce mouvement circulaire, en même temps que la dépersonnification du mort au profit d’un ancêtre global. Le rôle de cet ancêtre fusionnel dans l’institution du groupe solidaire est fondamentale puisque le lignage se définit d’abord et avant tout par référence à un Kaneaq commun et un ensemble de défunts « récents » qui ne l’ont pas encore intégré.

L’autel au Kaneaq commun est installé dans la maison du membre le plus âgé de la branche aînée du patrilignange. C’est au pied de cet autel qu’ont lieu toutes les réunions ou événements qui mettent en jeu le devenir du groupe. Sa disposition dans l’espace reflète bien le statut supérieur de Kaneaq par rapport aux autres esprits domestiques, puisque son autel est

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placé à proximité immédiate du poteau sacré de la maison et qu’il est toujours le premier d’une double hiérarchie horizontale et verticale.

Quand, pour cause de mariage ou d’autres motifs, des membres du lignage quittent leur communauté, ils laissent derrière eux leur autel à Kaneaq et l’abri forestier de leurs défunts non encore divinisés. Cependant, ils continuent à faire parti du groupe tant qu’ils ont des parents pour faire des offrandes aux morts et ancêtres en leur nom. Ce n’est que lorsque les liens avec ces parents se sont trop distendus que se produit une fission du lignage. Elle intervient lors d’une cérémonie de secondes funérailles. On construit alors des autels à Kaneaq et des abris dans la forêt séparés de manière à se partager (tampễh) à la fois les ancêtres divinisés et les défunts qui ne le sont pas encore.

Tout être humaine est en relation inéluctable avec Kaneaq. Nouveau-né on « l’introduit dans Kaneaq » (amut tâng Kaneaq) pour que la divinité le reconnaisse comme l’un des siens et prenne soin de lui. Par la suite, lors du mariage, lorsque, selon la règle de résidence patrilocale en vigueur chez les Brou, la mariée quitte son groupe pour rallier celui du conjoint, on la « donne » (kliyah) t07fra05 pour annuler son ancien rattachement, puis on « l’introduit » (amut) auprès du Kanequ du groupe qu’elle intègre. En cas de divorce, la même procédure a lieu, mais à l’envers. Enfin, au moment du décès, on soustrait le défunt à cette autorité pour qu’une autre divinité, Yĩang Sữ, dont nous parlerons plus loin, prenne soin de lui. Tout ce déroule dans la maison ou dans la communauté sous le regard attentif de Kaneaq, qu’il s’agisse d’une naissance, d’un mariage, d’un décès, de la construction d’une nouvelle maison, du déménagement d’une famille, de l’arrivée d’un hôte, ou de tout autre événement de quelque importance. Kaneaq doit continuellement être informé de tout, faute de quoi il inflige maladies et malheurs aux membres du lignage. Il n’y a par conséquent pas de cérémonie où Kaneaq ne soit « convié » à recevoir un plateau d’offrande et de toutes les divinités, il est celui qui est le plus souvent honoré, même si les rites qui lui sont spécifiquement consacrés sont peu nombreux.

Yĩang Kaneaq est donc au fondement de l’identité du patrilignage en tant que figure synthétique des différentes générations d’ancêtres, et il rêgne sur l’espace habité ou exploité par ses descendants en tant que divinité omnisciente et omnipotente. En même temps, il présente la propriété de se démultiplier en fonction de l’essaimage des groupes lignagers.

La divinité du sol et du territoire: Yĩang Sữ
Tournons nous à présent vers les yĩang de la brousse, qui constituent le sujet de cette étude, et plus précisément vers

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Yĩang Sữ, qui les domine en tant que yĩang du sol et maître de l’ensemble de l’espace naturel que contrôle la communauté locale. Nous avons suggéré plus haut que Sữ est dans la nature ce que les Kaneaq de chacun des lignages co-résidents sont dans le village. C’est du moins ce que sous-entend le nom par lequel on le désigne souvent – Kaneaq-Sữ –, et que le confirment les informateurs lorsqu’ils déclarent que « Sữ est le Kaneaq de la forêt » (Sữ la Kaneaq tâng aruih), ou que « Sữ est le Kaneaq du pays [des environs] » (Sữ la Kaneaq kuruang).

En fait, ces expressions font allusion à une qualité fondamentale que partagent Kaneaq et Sữ: l’ancestralité. Mais tandis que Kaneaq symbolise les ancêtres du patrilignage, Sữ représente pour sa part un autre mode d’organisation, fondé cette fois sur la localité. En effet, l’homme n’a pas seulement une ascendance et donc une origine temporelle particulière, mais il est aussi originaire d’un lieu spécifique et Yĩang Sữ représente justement cette appartenance à la région par droit ancestral. D’où la référence simultanée à la région et à Kaneaq. Nous touchons ici au point central de la problématique de Yĩang Sữ, à savoir la question des premiers occupants et de leurs droits sur le sol.

Il faut revenir ici sur les patrilignages (ntắng) brou, pour préciser qu’il se définissent à la fois comme des groupes de descendance et de résidence. Autrement dit, ces lignages sont localisés. Si, en théorie, chaque village se compose d’un seul lignage disposant d’un seul Kaneaq et d’un seul sanctuaire forestier pour les morts (dống nsắk), dans la pratique plusieurs lignages résident généralement ensemble. Malgré tout, chaque lignage s’inscrit à l’intérieur d’une structure sociale plus large, le clan (mu) [4], qui a son pays (kuruang) « d’origine » où, au titre du droit du premier arrivé, il est considéré comme « indigène ».

Les villages, dotés de leur propre finage (kutễq = « terre, sol »), se répartissent sur ce territoire clanique (kuruang = « région, pays ») et, indépendamment de l’appartenence clanique des autres lignages implantés localement, le propriétaire nominal du territoire est toujours celui qui fait partie du clan « indigène ». Il fait donc office de « maître du sol » (chao kuruang/kutễq). On dit de lui qu’il « détient la terre » (yông kutễq), et ses membres sont les seuls à pouvoir adresser des prières et présenter les offrandes sacrificielles communautaires à Yĩang Sữ. [5] Autrement dit, ces membres se posent comme les intercesseurs obligés entre la divinité et les habitants installés plus tard.

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Yĩang Sữ, pour sa part, est conçu comme celui qui règne sur l’espace naturel depuis l’origine des temps. Il est le maître de tout ce qui vit sur terre : montagnes, rivières, animaux, plantes, hommes. Par certains aspects, sa fonction la rapproche du « maître du gibier » tel que le conçoivent les peuples sibériens et nord-américains. Mais Yĩang Sữ est plus que cela puisque, outre les animaux qui ont leur propre maître du gibier en la personne de Yĩang Chíh Taranh, il englobe toute la nature, organique et inorganique. Arrivés sur place les hommes n’ont donc pu faire autrement que de conclure un pacte avec lui. D’un côté, la divinité prenait soin d’eux comme des autres créatures de l’endroit en leur assurant la santé, de bonnes récoltes, une chasse généreuse et en châtiant les actes répréhensibles. De l’autre, les hommes reconnaissaient son autorité et garantissaient sa bienveillance par des sacrifices et le respect de certaines règles de comportements.

En somme, Yĩang Sữ est celui qui, tout comme Kaneaq dans la maison, « surveille » (chao) les hommes, les « reconnaît » (sarkơal), et doit être tenu au courant de tout ce qui se passe dans le village ou dans les environs. Par conséquent, il n’est pas de cérémonies organisées en plein air où Sữ ne soit convié pour s’y voir offrir un plateau de sacrifices. Cmme Kaneaq au niveau domestique, il est de tous les yĩang de la brousse celui qui reçoit le plus d’offrandes, même si là encore les rites spécialement organisés en son honneur sont peu nombreux.

Les membres de lignages étrangers installés dans le village peuvent défricher des essarts et disposent des mêmes droits que les « indigènes », à l’exception de celui d’entrer directement en relation avec Yĩang Sữ. Dans toutes les phases importantes du cycle agricole, mais aussi lors de tous changements dans l’amnénagement de l’espace, ils doivent inviter le chef du lignage « indigène » (ou son remplaçant mandaté), de sorte que celui-ci présente le sacrifice et dise les prières en leur nom et place. Leur origine étrangère n’est jamais oubliée: ils ne font que « vivre sur le territoire du lignage/clan autochtone » (hếq ỡt tâng alới/alơâi), et s’ils contribuent aux sacrifices, ils ne font que « rendre culte/adorer » ou « nourrir » (sang) Yĩang Sữ, à défaut de pouvoir « veiller » (chao = « dominer », « surveiller ») sur son sanctuaire.

La relation priviligiée des premiers occupants avec Yĩang Sữ est au fondement de l’office de « maître du sol » joué par les chefs de lignages « indigènes » au cours de certains rites liés au travail de la terre. En effet, certaines phases du cycle agraire ne peuvent être entreprises sans que le chef du lignage maître du sol n’en ait donné le signal par des actes inauguraux. C’est ainsi à lui qu’il revient d’arracher en premier la paille de riz qui encombre l’essart de l’année précédente. Par la suite, il lui incombe aussi de vanner en premier les semences. Enfin, il introduit l’âme de la déesse du riz (Yĩang Abôn) dans l’essart (apắng saro/amut Abôn).


Nous avons évoqué plus haut le sanctuaire (lape) consacré à Sữ, mais en

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fait le lieu de culte à cette divinité se décline au pluriel, car il convient de distinguer par ordre hiérarchique décroissant, le sanctuaire clanique, celui (du lignage fondateur) du village et enfin celui de l’essart. Ces différents édicules se trouvent en principe dans un bosquet sacré, en marge du village et le plus souvent en un lieu pittoresque (près de chutes d’eaux, de précipices, de grands rochers, par exemple). Un autre de leurs points communs est de contenir de trois à cinq autels (prông) en bambou qui symbolisent une demeure céleste, autels au pied desquels sont placés des rochers. Deux de ces autels sont dédiés respectivement à Yĩang Sữ et Yĩang Kuruang, son hypostase qui sera présenté par la suite, tandis que le troisième est voué à la divinité des maladies infectieuses, nommée « grippe » (prơih). Dans le sanctuaire du village on trouve souvent un quatrième autel, baptisé prông tễh rana (« la fermeture [au maladies] du chemin [conduisant au village] »).

C’est devant les sanctuaires villageois ainsi décrits que l’on procède à toutes les cérémonies ayant trait au finage. C’est là que deux grandes cérémonies du cycle agraire concernant tout le village ont lieu, c’est là aussi que l’on procède à la cérémonie qui informe Sữ d’une installation ou d’un départ définitif du village, car de même que l’on présente à Kaneaq les membres du lignage, on « fait connaître » à Sữ les habitants du village. Ceux qui s’y installent ne peuvent en effet défricher des essarts tant qu’on ne les a pas « introduits » auprès de la divinité lors d’une cérémonie accompagnée d’un sacrifice animal. De même, si quelqu’un part habiter dans une autre localité on prévient le Sữ du village de départ et celui du village d’arrivée. Se dispenser de ces annonces pourrait bien sûr provoquer le courroux de Sữ.

On le voit donc, autant l’autel à Kaneaq est le symbole du groupe de filiation, autant le sanctuaire à Sữ est celui de la communauté locale. Si le premier est le lieu où sont mises en scène l’unité et parfois aussi la fission du groupe lignager, le dernier est celui où se joue soit l’intégrité, soit la partition de la communauté locale (à travers le départ de certains de ses membres).

Le cadastrage divin et les hypostases de Yĩang Sữ
Revenons plus en détail sur les trois types de sanctuaires à yĩang Sữ que nous avons précédemment mentionnés. Il est clair que les deux sanctuaires de niveau supérieur procèdent d’une projection sur le plan spatial de l’organisation sociale, puisque le premier est consacré au territoire du clan et le second à celui du lignage fondateur de la communauté locale. Chaque clan étant lié à un lieu spécifique par son mythe d’origine, c’est en ce lieu qu’est édifié

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l’autel à Yĩang Sữ qui porte témoignage de ses droits territoriaux sur la région. Dans ce sanctuaire, appelé lape kuruang (« sanctuaire du pays ») ou lape put (« grand sanctuaire »), on ne procède à des cérémonies périodiques qu’une fois par « décennie » ou bien en cas de catastrophe qui touche la population du territoire (assassinat, guerre, épidémie, etc.). C’est ainsi que lorsque les Brou des environs de Khe Sanh regagnèrent leur lieu d’habitation à la fin de la guerre du Vietnam, ils « nettoyèrent » la région de toutes les morts qui l’avaient ensanglantée durant des années par une cérémonie au lape kuruang. Ils réitérèrent le même rite au milieu des années 1980, mais cette fois pour nettoyer la région de la souillure provoquée par un pêcheur qui s’était arraché une main en enfreignant le tabou de la pêche à la dynamite.

La sphère d’influence du Yĩang Sữ qui opère au niveau des sanctuaires villageois (lape vil) est logiquement plus restreinte que celle du Yĩang Sữ qui protège le territoire clanique, puisqu’elle n’embrasse que les finages locaux. Dans ces sanctuaires de village on procède deux fois par an (parfois une seule fois) à des rites agraires intéressant l’ensemble de la communauté locale: en début de cycle, lorsque l’on « emprunte les essarts à Yĩang Sữ » (lơah ranaq = « que vienne la route »), puis après les semailles, lorsqu’il s’agit de « faire venir » les pluies (lơah dỡq = « que vienne la pluie »).

La sphère d’influence du troisième sanctuaire, celui de l’essart (lape sarai), est encore moindre: elle ne couvre que les essarts défrichés sur un même flanc de montagne. Il y a donc autant de sanctuaires que de groupes d’essarts. Dans ces lieux de culte, on procède à une seule rite annuel (lang sarai) , après que les pousses de riz soient sorties de terre.

A ce point de l’exposé, il importe de signaler que Yĩang Sữ prête à des noms différents suivant les niveaux où il opère et les aspects de son pouvoir qu’on entend souligner. Tout comme la Trinité chrétienne, Yĩang Sữ intègre plusieurs personnalités. On l’appelle Yĩang Sữ quand on parle de lui comme de la divinité du sol en termes généraux. Il est alors imaginé comme une puissance spirituelle immanente à tous les éléments de la nature. Il est censé habiter le bosquet sacré où on lui voue un culte, mais il fréquente aussi les grands arbres et peut apparaître en tous lieux. Par contre, lorsqu’il est conçu comme le patron d’un territoire précis, on l’appelle plutôt Yĩang Kuruang (« yĩang des environs ») ou encore Achuaih Diu (« grand père de Diu »). Partant de ces désignations spécifiques, certains informateurs vont jusqu’à dissocier Yĩang Sữ de Yĩang Kuruang, en considérant que le premier est le frêre aîné du second, ou qu’ils « cohabitent » (ỡt parnơi) à la manière des Brou et des Vietnamiens. Cependant, la majorité pense que Yĩang Kuruang est Yĩang Sữ sous une autre forme, « qu’il lui est identique, tout en lui étant

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différent » (muôi chống, ma miar). Il est son semblable parce que comme lui il est immanent à toutes les choses de la nature et fréquente de préférence les grands arbres, mais il lui est différent parce qu’il exerce son pouvoir sur une zone circonscrite et qu’il sanctionne sous une forme spécifique les personnes qui troublent sans raison le silence de la forêt. Il leur inflige alors des maux d’estomac ou des coliques. L’autel dédié à lui se trouve toujours à côté de celui de Yĩang Sữ dans le sanctuaire. Comme autre hypostase de la divinité du sol, mentionnons encore Yĩang Sarái (« yĩang de l’essart »), ainsi qu’on désigne Yĩang Sữ, tel qu’il se manifeste dans les champs de certains hommes, notamment pour les punir d’une faute qu’ils auraient commise.

D’une certaine manière ces trois dénominations, en tant que catégories inclusives peuvent être rapprochées des différents niveaux de la structure sociale. S’appliquant à la divinité lorsqu’elle est conçue dans le sens le plus général et le plus abstrait de dieu du sol, la notion de Yĩang Sữ rejoint alors la notion, elle aussi abstraite et englobante du clan (mu). Au niveau bien plus concret de la communauté villageoise et des lignages qui la composent corrospond Yĩang Kuruang. Enfin, avec la notion de Yĩang Sarái, on se place au niveau des essarts familiaux et des individus qui les contrôlent.

Riche de la diversité de ses hypostases, la divinité brou du sol l’est aussi en raison des multiples yĩang qui sont censées la composer. En effet, de même que Kaneaq est le produit fusionnel d’une multitude de défunts anonymes devenus ancêtres, Sữ rassemble en une figure unique une foule de yĩang associés à ces deux éléments majeurs du paysage que sont les montagnes et les cours d’eaux. « Dans la personne de yĩang Sữ – disait l’un de nos informateurs – de nombreux yĩang se regroupent, et il est le chef de tous ! », ces esprits n’étant rien d’autre que ceux correspondant aux montagnes de l’espace occupé par le groupe local et aux cours d’eaux qui y prennent leurs source.

Éléments les plus marquants du paysage brou, les montagnes et cours d’eaux occupent logiquement une place de choix dans l’imaginaire de cette population. Pour les Brou, il n’existe pas de montagne qui ne donne sa source à un ruisseau et les deux éléments sont donc pour eux indissociables. Ainsi, lorque je m’informais de la toponymie auprès de mes informateurs, ceux-ci utilisaient les termes « montagne » et « eau » comme synonymes. Pour eux la montagne Ramaï et la source Ramaï valaient l’une pour l’autre. L’orientation dans l’espace se fait donc tout naturellement par référence aux montagnes et au cours d’eaux. Les Brou utilisent ces deux éléments fondamentaux de leur paysage pour décrire et répertorier à des fins pratiques aussi bien que rituelles l’espace qu’ils habitent. Par conséquent, lorsque l’on invite Yĩang Sữ à consommer les offrandes qu’on lui présente, on intègre dans la prière le nom de

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toutes les montagnes et cours d’eaux qui composent le Sữ du territoire donné, en commençant par le yĩang du lieu auquel se réfère le mythe d’origine du lignage des maîtres du sol. Pour reprendre l’expression d’un informateur: « On invite d’abord le grand Sữ (Sữ tơâr put), puis on convie ses fils (Sữ kon-kon), les yĩang de tous les cours d’eaux et montagnes ». Leur énumération a aussi pour but de rappeler l’étendue et les limites du territoire contrôlé par le groupe local.

Pour illustrer le procédé prenons l’exemple du clan Bleng qui était le maître du sol dans les villages de Coc et Dong Cho où je résidais. Son « grand Sữ », c’est-à-dire son lieu d’origine selon la mythologie est un lac, le Talĩng Sung (« lac fusil »), qui est situé à la limite du village de Hoong, à quelques kilomètres des localités précitées. Dans le village Hoong réside le lignage aîné du clan Bleng et est établi le sanctuaire clanique à Yĩang Sữ. C’est donc du Talĩng Sung que l’on invite Sữ (arô = « appeler », « inviter ») à se repaître des offrandes puis, à sa suite, les montagnes présentes sur le territoire du village-souche, ainsi que les cours d’eau qui y prennent leur source: Ramaï, Kũl, Coc, Plang, Asĩng, Khễl et Savĩng. Cependant, on n’invite pas le grand fleuve Nghi qui traverse certes le territoire des Bleng, mais prend sa source dans une montagne, le Dống Pua (la montagne Dents du Tigre), qui se situe sur le finage d’un autre clan. C’est donc le territoire à l’intérieur duquel les membres du clan donné sont « chez eux », où ils sont indigènes. Et s’il quittent leur propre territoire, ils « dépassent (la sphère d’autorité) de leur Sữ », ils sont en dehors de chez eux (vớăt Sữ án = « au-delà de son propre Sữ »).

Ils ressort de cet exemple et des propos qu’il illustre que le référent spatial joue un grand rôle dans la définition identitaire du groupe local. A l’unité de peuplement correspond en effet une unité de culte et, par conséquent, le Yĩang Sữ des Brou se pose à la fois comme une divinité du sol et du territoire.

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Nous avons commencé l’examen de Yĩang Sữ en suggérant que cette divinité était l’équivalent dans la nature de ce que représentait Yĩang Kaneaq pour les lignages composant la société brou. Pour conclure il convient donc de résumer leurs points communs. Rappelons tout d’abord que les deux yĩang personnifient les deux modalités en fonction desquelles s’organise la société brou avec, d’un côté le principe de l’ancestralité défini sur un mode patrilinéaire et, de l’autre, celui de la localité qui fait également référence à l’ancestralité, mais cette fois sur le mode de la prééminence religieuse des premiers occupants. D’autre part, les deux yĩang sont composés de nombreux éléments, Kaneaq comprenant l’ensemble des ancêtres divinisés du lignage, alors que Sữ synthétise les yĩang de toutes les montagnes et cours d’eau du territoire. En troisième lieu, Yĩang Kaneaq est la divinité suprême de l’espace habité, de la sphère domestique, tandis que Yĩang Sữ règne sur tout ce qui

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est son contraire: la nature, les zones situées hors du contrôle permanent des hommes. Mais, au delà de ce rapport de complémentarité, les deux entités surnaturelles se posent comme les maîtres absolus de leur domaine. Ils savent tout, surveillent tout ce qui s’y passe et patronnent l’ensemble des êtres vivants de leur naissance ou de leur arrivée sur place jusqu’à leur mort ou leur départ. Enfin, les deux divinités jouent un role crucial dans le processus de segmentation qui résulte de la croissance démographique des lignages (cas Kaneaq) ou de la communauté locale (cas de Sữ), puisqu’ils donnent leur accord à toute séparation et la symbolisent en même temps. Si Kaneaq présente la propriété de se démultiplier en fonction de l’essaimage des groupes lignagers, Sữ présente la même propriété en fonction de l’essaimage des communautés locales.

Malgré ces différences et complémentarismes, malgré le fait que Kaneaq incarne le principe de filiation tandis que Sữ incarne celui de la localité, en dernier analyse, Sữ symbolise également un groupe de descendance, le clan. Seulement le clan est un groupe où, à cause de l’ancienneté et du caractère putatif de la descendance, le principe de la filiation s’est estompé au profit de celui de la localité. Kaneaq et Sữ sont donc tous les deux une projection sur le plan spatial de l’organisation sociale.

 

1 Yĩang signifie « esprit », « divinité », « génie » en langue brou. Ce terme est à rapprocher des notions de yang ou de yaang que l’on trouve dans d’autres sociétés austro-asiatiques.

2 L’unité principale de la société brou est le patrilignage exogame (ntắng), qui prend corps essentiellement à travers son activité rituelle. Le mode de résidence dans cette société est patrilocal.

3 Les défunts « récents » embrassent en fait trois ou quatre générations ascendantes.

4 Le clan se distingue du lignage en ce que l’origine commune est supposée à défaut d’être démontrable.

5 Les animaux de sacrifices s’échelonnent en une hiérarchie qui est fonction de leur taille. Au pèlus bas de l’échelle on trouve les poulets puis, au dessus, le porc et le chèvre, avec le buffle au sommet de la hiérarchie. Le sacrifice dont il est question ici concerne au moins un porc.