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Gábor Vargyas:
Les brou : une minorité montagnarde


[In O. Salemink (directeur de la publication) : Diversité culturelle au Viet Nam : enjeux multiples, approches plurielles. Actes du Colloque sur la sauvegarde et la promotion du patrimoine immatériel des ethnies minoritaires du Viet Nam (Hanoi, 1994). Éditions UNESCO, Mémoire des peuples, 2001 : 191-196.]

Introduction
Les Brou (Vân Kiều dans la littérature vietnamienne) constituent l’une des soixante minorités montagnardes de la cordillère Annamitique. Ils vivent dans les provinces de Quảng Bình et de Quảng Trị, dans le centre du Viet Nam, de part et d’autre du 17e parallèle. Leur territoire se situe à cheval sur la frontière entre le Viet Nam et le Laos, au nord de la route 9, qui relie le littoral à la vallée du Mékong, à partir de Ðông Hà jusqu’à Savannakhet (au Laos). Ils sont particulièrement nombreux autour du chef-lieu de Khe Sanh (Hướng Hóa).

Leur langue appartient à la famille occidentale de la branche « katuic » des langues môn-khmer. Sur le plan linguistique, leurs plus proches parents sont les Tri, les Mangkong et le Khua qui vivent au Laos. Pour les linguistes, ils utilisent des dialectes brou.

Leur nombre total oscille entre quarante mille et quatre-vingt mille personnes, selon les auteurs. La seule donnée exacte dont je dispose est celle du recensement, réalisé en 1989 dans le district de Hướng Hóa (Khe Sanh) où, à part vingt et un mille Vietnamiens, on comptait vingt-deux mille huit cents Brou (Vân Kiều) et dix mille représentants d’autres minorités (des Pacoh en majorité).

Les Brou forme l’une des minorités montagnardes les plus typiques : ils vivent dans une région assez isolée et pratiquent une agriculture itinérante sur brûlis, mais ils connaissent également depuis quelques génération la riziculture inondée. À part le riz, ils cultivent du maïs, du manioc, des légumes et des fruits. Comme la plupart des minorités, ils pratiquent aussi la pêche et, d’une manière moins importante, la chasse et la cueillette . Leurs animaux domestiques (volailles, porcs, chèvres, buffles) ne sont consommés que lors des fêtes et des cérémonies.

Situé près de l’un des rares cols traversant la cordillère Annamitique, le territoire des Brou constitue depuis toujours une région stratégique. À la frontière de deux sphères d’influence, celles du Siam et de l’Annam,

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il est l’objet de longues disputes en ce qui concerne sa souveraineté. Son isolement n’est que relatif. Bien qu’autonomes du fait de l’inaccessibilité de leur territoire, les Brou n’en sont pas moins tributaires de la cour impériale de Huế, et ce pendant plusieurs siècles (même si ce n’est que formel). L’ancienne route commerciale, qui relie le littoral à la vallée du Mékong, traverse le territoire des Brou, ce qui favorise les échanges culturels et l’introduction de nombreux éléments étrangers dans la culture brou, en particulier des denrées laotiennes dans la culture à la fois matérielle (tissues, vêtements , etc. ) et immatérielle (folklore).

La colonisation française à la fin du XIXe siècle marque une nouvelle étape dans l’histoire des Brou et dans leurs relations avec le monde extérieur, car elle met fin à leur relatif isolement. C’est aussi à partir de cette époque que les Brou se trouvent impliqués dans des événements qui les dépassent. La guerre d’Indochine, d’abord contre les Français, puis contre les Japonais, et, finalement, contre les Américains, ravage leur territoire pendant plus d’un demi-siècle. La population, prise entre deux feux, assiste passivement et participe tout à la fois à la guerre qui décime leur population et détruit leur culture. Beaucoup d’entre eux, d’ailleurs, quittent la région pour s’établir chez des parents au Laos.

À la fin de la guerre du Viet Nam, en 1975, une nouvelle ère de paix commence. Mais les nombreux désastres de la guerre sont encore visibles aujourd’hui. La culture matérielle des Brou est presque complètement anéantie : leurs villages et leurs cultures ont été brûlés, et leur patrimoine (animaux domestiques : surtout buffles et éléphants ; objets de valeur : gongs, jarres, marmites et plateaux en bronze ou en métal, bracelets en argent, colliers en pâte de verre, etc.) est détruit.

Malgré ses efforts, l’État vietnamien n’a pas les moyens suffisants pour développer la région. Par la force des choses, les Brou sont donc retombés dans l’autarcie, ce qui, paradoxalement, favorise la reconstruction et la revalorisation du mode de vie et des valeurs traditionnels. La culture – surtout immatérielle – des Brou a connu et connaît, même aujourd’hui, un renouveau. Si le patrimoin matériel est détruit, le folklore, lui, existe toujours. Dans une société où les contacts avec le monde extérieur sont limités et où l’électricité, la télévision, la radio, le cinéma, etc. font défaut, la culture traditionnelle reste importante : les mythes, les contes, la musique et les danses sont toujours aussi vivaces.

Le folklore brou

Les chansons épiques
Le genre le plus prestigieux et le plus représentatif du folklore brou sont les sanỡt (chants) qui accompagnent toutes les cérémonies ou rencontres solennelles lorsque la bière de riz (bue à travers des chalumeaux) coule à flots . C’est le genre le plus populaire parmi les hommes âgés qui peuvent passer des nuits entières à chanter. Dans sa forme idéale, le sanỡt est une sorte de chanson épique, interprétée en alternance par deux hommes ete accompagnée par une flûte . Pour commencer le récit, le premier pose une question à laquelle le second répond. Puis le premier reprend le récit, et ainsi de suite pendant des heures. Les thèmes sont variés et couvrent des sujets aussi divers que l’hommage rendu aux parents en visite ou des événements de la guerre du Viet Nam. Mais les récits les plus prisés portent sur l’origine du riz, de l’alcool et de la flûte – ce que les anthropologues appellent les « mythes d’origine ». À part sa form musicale, l’une des caractéristiques du sanỡt est d’être chanté plutôt en laotien qu’en brou ou, du moins, dans une langue métissée de laotien et de brou.

Les chants d’amour
Comme partout en Asie du Sud-Est, beaucoup de chants parlent d’amour. Ils sont destinés à gagner les faveurs de

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celui ou de celle à qui l’on fait la cour. Mais, une fois le mariage conclu, il est interdit à la femme de les interprêter sous peine d’offenser son mari et son clan, ce qui conduirait au divorce. Au contraire, du fait de la patrilinéarité et de la polygynie, les hommes sont libres de les chanter jusqu’à leur mort.

Le plus souvent, ces chants, particulièrement poétiques, sont chantés en alternance par un homme et par une femme, avec ou sans l’accompagnement d’un instrument de musique. Chez les Brou, il en existe trois types différents :

Les chants funéraires
Pour les rites funéraires (ceux des Brou s’étalent sur trois générations), il existe deux types de chants : l’aruai et le paryỗng. L’aruai décrit d’une manière symbolique et poétique le déroulement des funérailles ainsi que la vie du défunt : comment son corps est descendu de sa maison, comment il est transporté jusqu’à l’enclos où se déroulent les cérémonies funéraires, comment un buffle lui est sacrifié, etc. Puis, il montre le chemin parcouru par l’âme du défunt jusqu’au cimetière.

Le paryỗng, quant à lui, dépeint le destin du buffle sacrifié: comment et où il est né, quelle est sa taille, qui est son propriétaire et dans quelles circonstances et combien il est acheté, etc. Tout en chantant le paryỗng, deux groupes d’hommes circulent autour du défunt dans des directions opposées. Les uns symbolisent les vivants, les autres les morts. Au point culminant de la cérémonie, les deux groupes se « rencontrent », s’arrêtent et échangent nourriture et alcool. Ainsi les vivants tentent de s’assurer la bienveillance des morts.

Genres folkloriques liés à des événements sociaux
Faute de temps, nous ne pouvons nous pencher sur d’autres genres folkloriques comme les chants chamaniques liés à la guérison . Pour être complet, il faudrait aussi mentionner les contes, les devinettes, les prières , les voeux, puis traiter les différents instruments musicaux et leurs usages, enfin finir avec le rôle, d’ailleurs très limité, de la danse.

Ce qui est important, c’est de comprendre que tous ces genres folkloriques accompagnent les différents événements de la vie sociale. Ainsi, outre leur fonction esthétique et distrayante, ils en ont une autre bien précise, circonscrite par un grand nombre de prescription et de tabous. La préservation de la culture immatérielle des Brou est donc assurée tant que la vie sociale traditionnelle, c’est-à-dire les événements auxquels les

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différents genres folkloriques s’attachent, perdure. Pour sauvegarder une culture immatérielle, il faut avant tout sauvegarder la société qui l’a engendrée.

Quelques propositions pratiques
La recherche scientifique
Avant tout projet de recherche, il faut connaître et évaluer la situation actuelle. D’où l’importance et l’urgence du travail scientifique de collecte et de catalogage, avant ou parallèlement à la sauvegarde et à la revalorisation du patrimoine culturel immatériel.

Dans ce contexte, il faut rappeler que l’Asie du Sud-Est, en particulier la région de l’ex-Indochine, c’est-à-dire le Viet Nam, le Cambodge et le Laos, est l’une des régions les moins connues du monde du point de vue ethnographique. Rien qu’au Viet Nam, on compte plus de cinquante minorités (pour ne pas parler de celles du Laos et du Cambodge) ; or, environ la moitié d’entre elles n’ont jamais fait l’objet d’études ethnographiques, c’est-à-dire d’un travail sérieux, de longue durée et sur le terrain.

De ce point de vue, il y a encore beaucoup à faire. On peut compter sur les doigts d’une main les travaux fondés sur une enquête de terrain approfondie, sans parler de ceux où l’étude aurait été menée dans une langue locale. Quant au patrimoine immatériel, bien que nous ayons un certain nombre de recueils de textes (droit coutumier, contes, prières, etc.), il existe maints domaines où notre connaissance reste très limitée : musique, danse, épopées, incantations et chants chamaniques, etc. Par ailleurs, nos recherches se limitent presque toujours à quelques groupes spécifiques.

Mon objectif n’est pas ici de faire le bilan des travaux qui on été effectués jusqu’à nos jours. Ce travail reste encore à accomplir et il faudra commencer par une enquête systématique, planifié et coordonnée de manière à avoir une vue globale de la culture immatérielle des minorités. Une enquête d’une telle envergure dépasserait le cadre national et devrait être réalisée sous l’égide de l’UNESCO, conjointement avec les organismes nationaux concernés, afin de réunir les moyens financiers et en personnel nécessaires. Un tel programme aurait deux objectifs :

Vulgarisation de la connaissance ethnographique
Parallèlement à la recherche scientifique, des travaux de vulgarisation ethnographique concernant les minorités pourraient être lancés. Pour ma part, je considérerais utile un ouvrage où serait exposé de manière simple le point de vue des anthropologues sur les problèmes, les malentendus et les préjugés les plus courants concernant les minorités : agriculture sur brûlis assimimlée à la

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destruction de la forêt , sacrifice du buffle identifié à un « gaspillage inutile » ; maison longue sur pilotis considérée comme une tradition d’un peuple arriéré  ; chamanisme ou « duperie et explotiation » de gens crédules , etc. Tout anthropologue se trouve confronté à ce genre de préjugés. Cet ouvrage, qui serait écrit en vietnamien, s’adresserait d’abord et avant tout aux décideurs, aux autorités gouvernementales, aux administrateurs, aux agents du développement, aux instituteurs, aux médecins, etc., qui ont un contact directe et des responsabilités vis-à-vis des minorités.

Les médias
En ce qui concerne la conservation, la sauvegarde et la revalorisation de la culture immatérielle des minorités, le rôle des médias est vital . La radio, notamment, comme unique moyen parvenant jusqu’aux groupes minoritaires, est essentielle puisque de nombreux éléments de ces groupes ne parlent que très mal le vietnamien et que la plupart, ne sachant ni lire ni écrire, n’ont pas accès aux journaux et aux matériels écrits. Par ailleurs, dans beaucoup de régions habitées par des minorités, il n’y a pas encore d’électricité. Le rôle de la télévision est donc négligeable. Reste la radio fonctionnant avec des piles – hélas un produit de luxe.

Les efforts doivent se concentrer sur ce moyen de communication avec l’installation, dans les zones concernées, de stations de radio locales qui produiraient des émissions en langues locales à heures régulières . Dans un premier temps, les émissions retransmettraient beaucoup de musique locale car on sait, quand on travaille sur le terrain, à quelle vitesse la musique traditionnelle des minorités recule sous l’effet dévastateur des haut-parleurs diffusant de la musique populaire vietnamienne. La retransmission de genres musicaux appartenant au folklore des Brou, par exemple, pourrait être une source de fierté et prouver qu’une culture minoritaire n’est pas inférieure à celle du groupe majoritaire. Ainsi pourrait-on lutter contre la tendance à l’uniformisation des cultures.

Puis, via la radio, des programmes d’enseignement primaire en langues locales pourraient être lancés, ainsi que des programmes en vietnamien sur la culture des minorités, de manière à favoriser une meilleure compréhension et une appréciation mutuelle.

L’enseignement
Concernant l’école , la question principale est de savoir si l’enseignement primaire doit se faire dans la langue locale. Si ce n’est pas le cas, les minorités perdront leur culture et ses membres deviendront des citoyens vietnamiens de seconde zone. Cette question soulève des difficultés. On rappellera pour mémoire qu’il y a encore des minorités dont la langue ne possède pas de transcription qui permettrait un enseignement primaire. Dans ces cas-là, le travail des linguistes devrait précéder toute initiative pratique. Si le groupe dispose d’une écriture, mais que celle-ci, pour une raison ou pour une autre, n’est pas utilisée, il faudra alors revitaliser l’alphabet existant de manière à favoriser un enseignement primaire en langue locale. Pour être efficace, un tel projet devra s’accompagner d’un programme d’édition de livres scolaires, de manuels, etc., organisé à l’échelle de l’État.

Le fait que la plupart des instituteurs appartiennent au groupe majoritaire du pays et qu’ils ne connaissent, voire n’apprécient, pas la langue locale constitue un autre problème. Il serait donc souhaitable de former, au moins pour l’enseignement local, des instituteurs venant du groupe minoritaire pour qu’ils enseignent dans leur langue maternelle et maintiennent ce riche patrimoine ethnique.

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Des maisons régionales de la culture des minorités
Les stations de radio locales ainsi que les centres d’enseignement mentionnés plus haut pourraient être situés dans des « maison régionales de la culture de minorités ». Ces centres culturels pourraient jouer un rôle extrêmement important dans la conservation, la sauvegarde et, surtout, la revalorisation de la culture immatérielle des minorités. En même temps, ils pourraient être un lieu de rencontre et un forum où l’on pourrait discuter des problèmes, former des cadres et des stagiaires pour la sauvegarde de la culture traditionnelle et, également, organiser des festivals d’art et des concours régionaux traditionnels. De cette manière, ils pourraient renforcer la vie communautaire et la transmission des valeurs culturelles traditionnelles.

Comme de nombreuses régions sont habitées par plusieurs groups ethniques, ces maisons de la culture pourraient être en même temps des centres culturels pluriethniques ou interethniques et, donc, favoriser les échanges de connaissance.

La protection des droits fonciers traditionnels
Autre question essentielle : la protection juridique et administrative des minorités, notamment le problème des droits fonciers qui génèrent les émotions les plus fortes, les intêrets les plus divergents et les malentendus les plus graves. Il est certain que c’est par la violation des droits fonciers des groupes locaux qu’on peut détruire le plus vite une société. Si l’on veut donc conserver la culture immatérielle des minorités, il faut protéger aussi les individus et les sociétés qui la véhiculent.