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Gábor Vargyas:
(en collaboration avec A. Lévy, J.–F. Papet et S. Sithamma):

Un chant brou à l’esprit auxiliaire
[Paru dans Paroles de chamanes, paroles d’esprits. Numéro coordonné par G. Vargyas. Cahiers de Littérature Orale, No. 35. Publication Langues’O, 1994 : 123-176.]

Le chant brou présenté ici a été recueilli lors d’une cérémonie chamanique enregistrée par G. Vargyas en Juillet 1988 [1] dans le village brou de Dong Cho, canton de Hướng Linh, district de Hướng Hoá, dans la province de Quảng Trị du Vietnam central.

Les populations brou [2] présentent la particularité d’être localisées de part et d’autre de la frontière séparant le Vietnam du Laos. Au Vietnam, les Brou appelées Bru-Vân Kiêu, se situent dans les provinces de Quang Binh et de Quang Tri, c’est-à-dire dans la partie centrale du pays, autour du 17e parallèle. Au Laos, ils sont localisés au nord de la route no.9 qui relie la vallée du Mékong au littoral à partir de Savannakhet jusqu’à Dong Ha (Vietnam). Leur plus forte concentration se situe autour du chef-lieu de Khe-Sanh (Huong Hoa), au Vietnam.

La langue brou appartient à la famille linguistique austro-asiatique, et est l’une des cinq langues plus précisément classées dans la branche occidentale du groupe «katouique» des langues Mon-Khmer. Signalons aussi que les parlers Tri – dont il sera question dans l’article – Mangkong et Khua sont généralement considérés par les linguistes comme des dialectes brou.

Il est par ailleurs difficile de dénombrer la population brou avec exactitude. Bradley (cf. les cartes de Bradley dans Wurm, S. – Hattori, S. 1981) avance les chiffres suivants: 70.000 Vân Kiêu, 5.000 Khua, 2.000 Mangkong et 10.000 Tri, soit au total environ 87.000 personnes pour les différents dialectes brou. Le seul chiffre exact dont on dispose est celui du recensement, en date du 1. 4. 1989, effectué dans le district de huyen Huong Hoa (Khe Sanh) où, mis à part 21.000 Vietnamiens, on compte 22.800 Brou (Vân Kiêu) et 10.0000 représentants d’autres minorités.

Il faut encore noter que les Brou déjà entourés d’un environnement pluri-ethnique comptent, parmi leurs plus proches voisins, les Phou thaï, minorité de langue taï, proche du lao. Cette langue revêt ici une importance particulière lorsqu’on sait que les chamanes brou pratiquent la langue phou thaï lors des cérémonies chamaniques. En effet, le schéma général des cérémonies chamaniques brou comporte une introduction et une conclusion en langue phou thaï encadrant une partie centrale en langue brou. Ces deux parties, introductive et finale, sont structurellement importantes mais elles ne constitutent généralement qu’une partie infime de la séance chamanique : dans une cérémonie qui dure en moyenne de trois à cinq heures, elles n’occupent environ que deux fois 15 minutes, sot 1/9e ou 1/10e de la totalité de la séance en langue brou.

La partie analysée ici porte précisément sur ces deux séquences phou thaï et est extraite d’une cérémonie qui a été, lors de son déroulement, écourtée pour des raisons circonstantielles de sorte que ces séquences ont pris proportionnellement plus d’importance. Nous devons néanmoins garder en mémoire qu’elle ne constitue qu’une petite partie, bien qu’importante, de la cérémonie chamanique tout entière. Enfin, en prenant le parti de la séparer du reste de la cérémonie, nous répondions à une raison pratique : par sa langue, elle se distingue aisément et constitue un tout ; de plus, elle soulève des questions qui peuvent être traitées isolément dans le cadre d’un article tandis que l’analyse de la séance entière le dépasserait largement.

Notre choix a toutefois soulevé d’autres problèmes propres à la langue, au genre formel du texte, le chant, et à sa traduction. La langue phou thaï n’a guère suscité de descriptions linguistiques tant phonologiques que grammaticales : une seule étude rédigée en langue thaïlandaise porte sur une communauté phou thaï de Nakhorn Phanom en Thaïlande (Khanittanan : 1975). Elle ne compte, de surcroît, aucun dictionnaire. Les langues thai de la péninsule indochinoise sont fort heureusement très proches les unes des autres tant par leur système phonologique que par leur lexique et le recours principalement aux langues lao et thai a pu pallier le manque d’outils de travail. De plus, la forme chantée fait disparaître les tons pertinents, rendant du même coup la compréhension du texte plus difficile. Enfin, le pluri-ethnisme déjà souligné trouve une illustration dans la personne même du chamane : d’origine brou, il chante en pratiquant une langue pour lui étrangère et ne maîtrise pas la distinction des deux systèmes phonologiques ; en d’autres termes, il parle phou thaï avec un accent brou.

Pour faire face à ces difficultés, il convenait de créer une équipe à laquelle participeraient des linguistes, des ethnologues et des spécialistes connaissant la langue et la culture lao. La traduction, et les notes s’y rapportant sont le résultat du travail commun, d’Annick Lévy-Ward, de François Papet et de Sita Sithamma, avec la collaboration de Gábor Vargyas. La description de la cérémonie et l’analyse du texte traduit reviennent à Gábor Vargyas [3].

Malgré ce travail d’équipe, quelques questions sont restées sans réponse. La traduction effectuée ultérieurement [4], au cours de l’automne 1991 à Paris, donc hors terrain, a souffert de l’absence d’un informateur seul capable d’apporter des éclaircissements à propos de quelques-unes des incertitudes rencontrées.

La maladie, la divination, les divinités, le chamane en milieu brou.
La maladie, selon les Brou, est étroitement liée au monde des divinités. En nous limitant à une description très générale, deux cas de figure se présentent : certaines maladies sont attribuées à une divinitée particulière, ou, le plus souvent, la maladie peut avoir été provoquée par n’importe quelle divinité, et cela pour des raisons très diverses.

Aussi, le première démarche dans la voie de la guérison consite-t-elle à identifier la divinité responsable. Deux processus sont alors envisagés : le premier, relativement simple, repose sur le diagnostic du malade ou de sa famille. S’ils soupçonnent une divinité donnée, ils s’engagent vis-à-vis d’elle en faisant un voeu. En réalité, ils lui proposent un marché : en échange de la guérison, ils offriront un sacrifice. La taille de l’animal sacrifié, poulet, cochon, chèvre, buffle (selon un ordre croissant) dépend de l’importance hiérarchique de la divinité et de la gravité de la maladie. Si par la suite, le malade guérit, sans aucune autre intervention, on procède au sacrifice lors d’une cérémonie.

Le second processus, plus complexe, implique une étape additionnelle, placée en aval de la précédente, et nécessitant de faire appel à un chamane. Celui-ci procède à diverses divinations qui lui apprennent quelle est la divinité responsable et les raisons de son action malveillante. Suivent alors les étapes de la première démarche, le voeu, puis, en cas de guérison, le sacrifice. Si la guérison n’intervient pas dans un laps de temps défini, le soupçon s’avère être sans fondement et la divination sans succès, le voeu perd sa validité et tout recommence : nouvelle divination, nouveau voeu jusqi’à ce que la guérison espérée se réalise.

Les divinités [5] brou évoquées se rapportent au monde des Yiang, désignation commune à d’autres populations montagnardes de la péninsule indochinoise pour lesquelles ces entités divines sont plus ou moins « individualisées ou personnifiées » selon la formulation de J. Matras Troubetzkoy (1973 : 72-73). En revanche les yĩang des Brou Vân Kiêu pourraient être considérées, de leur côté, comme très nettement localisées. Le lexique distingue en effet une classification en deux catégories fondamentalement opposées les yĩang tâng dông, c’est-à-dire « des divinités de/dans la maison » et, par extension, de l’espace habité; les yĩang tâng nsắk, « les divinitées de/dans la brousse », donc de la nature. Dans cette dernière catégorie on peut citer par exemple Yĩang Koh, « divinité de la montagne » (koh, « montagne »), de même Yĩang Huh est considérée comme la divinité des « ravines, ou trous d’eau » (huh ou huʔ, « ravines »). Il convient de s’attarder sur cette dernière qui joue un rôle précis dans le chant chamanique présenté ici. Par divination, ell a été en effet reconnue comme responsable de la maladie que le chamane doit traiter. Vivant sous terre, son domaine est celui des terrains marécageux et les essarteurs la craignent car ils risquent de la heurter involontairement lors de la préparation de leurs champs. S’ils pénètrent dans son territoire, ils encourent son courroux, ce qui se traduit immanquablement par une maladie les affectant eux-mêmes, ou encore affectant un membre de leur famille.

Par sa localisation et ses actions, on ne peut manquer de lui trouver une analogie avec le dragon ou le serpent aquatique mythique connu en territoire lao. Son nom lao ŋɯək renvoyant à son tour au naga indien, est connu et utilisé par les Brou qui l’assimilent à Yĩang Huh, malgré des différences cependant. En milieu brou, Yĩang Huh n’a pas l’importance qu’elle revêt ailleurs ; aucun rite spécial ne s’y rattache comme par exemple la course de pirogues au Laos (Archaimbault, 1972). Même si elle figure relativement souvent dans les rites, elle n’est qu’une des nombreuses divinités de la nature. Un trait la distingue cependant des autres: à l’occasion des cérémonies organisées en son honneur, telle que celle qui nous occupe, elle est représentée sour la forme d’une figurine en argile placée avec d’autres objets sous l’autel alors que l’animal sacrifié est déposé au-dessus . C’est un animal à quatre pattes, proche du genre reptile, ressemblant approximativement à un crocodile sans que pour autant les caractères du serpent ou ceux du dragon y dominent . Les Brou ne représentent jamais les divinités, aussi cette représentation pourrait être comprise comme la manifestation d’une influence étrangère.

La catégorisation entre divinités de l’espace domestique et divinités de la nature induit par ailleurs des règles intéressant le rituel [6] et notamment le lieu et le monent où il va se tenir. C’est ainsi que les cérémonies célébrées en l’honneur de Yĩang Huh, divinité de la nature, se déroulent hors du village. C’est là qu’on installe l’autel et, en dehors de quelques prières et d’actes d’introduction, c’est là que va avoir lieu la cérémonie proprement dite. De plus, cette cérémonie chamanique a lieu le jour, contrairement aux cérémonies organisées en l’honneur des yĩang vivant dans la maison qui, elles, débutent habituellement après le coucher du soleil et se terminent avant le lever du jour.

Se surimposant à l’assignation d’un domaine particulier attribuée aux yĩang, le ciel serait aussi le séjour privilégié des divinités [7]. Il l’est très certainement pour quelques divinités, telle que la « divinité du riz » Yĩang Abon. Là séjourne aussi et sans ambiguïté l’esprit auxiliaire du chamane, le Prah, selon sa désignation brou, empruntée à la langue lao. Dans le texte cependant, une autre appellation le désigne, Puu Dam « Ancêtre des origines » qui est particulièrement signifiante. Elle se rapporte en effet directement au mythe d’origine du chamanisme brou qu’il convinent de résumer brièvement. Dans les temps anciens les ancêtres des chamanes Brou recevaient leur formation au Laos, dans une grotte nommée Tham toŋ tiŋ ( Tham, « grotte », toŋ tiŋ, ?)[8]. Selon la tradition, cette grotte serait le lieu d’origine du chamanisme parce qu’elle est le lieu d’habitat de la plus puissante des divinités appelée Yĩang Sorsei en brou, Pha la sei, en lao. Cette divinité céleste coexiste avec le premier couple humain dans le mythe d’origine et, par de nombreux traits, elle rappelle un Deus otiosus [9]. On pense que, de sa demeure céleste, il surveille le monde des humains, mais sans intervenir. Il n’apparaît dans les prières et dans les rites, que de façon exceptionnelle. C’est de lui, dans cette grotte, que les ancêtres mythiques des chamanes ont appris leur métier dans les temps reculés. C’est donc lui qu’ils considèrent comme leur maître spirituel. Au terme de leur apprentissage, ils se sont dispersés et ont peuplé toute la région. Comme, selon le mythe brou, les humains descendent du premier couple mythique, de la même manière tous les chamanes brou descendent en ligne directe de ces premiers chamanes-ancêtres qui ont été formés par Yĩang Sorsei. L’esprit auxiliaire, le prah, n’est, en conclusion, rien d’autre que l’ancêtre fondateur et par suite le maître spirituel des chamanes à venir.

Cette remarque nous conduit à considérer comment on parvient à la fonction de chamane. En milieu brou, devenir chamane suppose qu’un ancêtre, lui-même chamane, vienne habiter en soi. Le signe précurseur en est une maladie mentale et la personne, ainsi élue, ne peut trouver la voie de la guérison qu’en acceptant d’exercer désormais le métier de chamane. Son ancêtre devient ainsi son maître spirituel même si le savoir-faire du métier, en premier lieu les incantations, lui sont véritablement apprises, contre rémunération, par un chamane en exercice qui l’amène progressivement à une pratique, reconnue par la communauté. Le jeune chamane, à travers son ancêtre, c’est-à-dire grâce à ses ascendants chamanes, parvient à être en contact direct avec le passé mythique, avec sa puissance créatrice, avec Yĩang Sorsei lui-même. C’est ce contact « direct », « personnel » qui lui donne son pouvoir de guérison, car il puise sa force dans ses origines puissantes parce que mythiques. Pendant la cérémonie, le chamane appelle à l’aide, de manière implicite fréquemment, tous ces chamanes-ancêtres, ces maîtres spirituels, qui tous sont ses esprits auxiliaires : l’esprit de son ancêtre qui l’habite, les esprits auxiliaires de son ou de ses véritables maîtres et le maître spirituel de tous les chamanes des temps anciens à l’origine du métier : Yĩang Sorsei. En d’autres termes, Yĩang Sorsei, l’ancêtre fondateur, donne à ses descendants leur légitimité, de même que leurs moyens d’action et le rituel.

Les précédents de la cérémonie
La première femme de notre hôte, mpơaq Toan [10], souffre depuis longtemps d’une maladie qu’on ne parvient pas à diagnostiquer. Les symptômes, nombreux, consistent essentiellement en maux de tête migraineux, pressions au thorax, engourdissements des membres, sueurs froides, refroidissement de la température du corps allant jusqu’à une perte de conscience. La malade reste alors couchée, raidie, le corps froid, inconsciente, puis, au bout d’un laps de temps plus ou moins court, elle reprend conscience.

La maladie inhabituelle de mpiq Toan a conduit sa famille à faire des voeux à l’addresse de presque toutes les divinités. En raison de guérisons qu’on croyait définitives mais qui n’étaient que passagères et partielles, on a procédé à de nombreuses cérémonies accompagnées de sacrifices. Après l’une des dernières crises, lors d’une visite chez des parents au Laos, le couple décide de consulter le chamane brou local. Celui-ci désigne par divination Yĩang Huh comme la divinité responsable de la maladie.

Selon la démarche habituelle, cette divination est suivie d’un voeu: on présentera un cochon au cours d’une cérémonie chamanique [11]. A la suite de ce voeu exprimé, mpiq Toan reste relativement longtemps sans symptôme, aussi faut-il procéder au sacrifice. Celui-ci devrait se dérouler au Laos, chez le chamane qui a effectué la divination, mais la famille dispose de moyens trop modestes pour effectuer un nouveau voyage au Laos. La présence d’un chamane brou venu du Laos, originaire de surcroît d’un village proche du chamane local ayant identifié Yĩang Huh, permet que l’on s’addresse à lui pour procéder à la cérémonie. Ce chamane, mpơaq Takhon, est un homme de 29 ans, lettré et ayant voyagé. Malgré son jeune âge, il est considéré comme un chamane expérimenté et pendant son séjour d’une semaine au village, il a été prié d’accomplir plusieurs cérémonies. Il faut noter que mpơaq Takhon a la particularité d’être Brou Tri et qu’il officie parmi des Brou Vân Kiêu. Cette différence ne joue aucun rôle auprès des villageois qui le tiennent tout naturellement pour l’un des leurs et le considèrent, qui plus est, comme un parent éloigné [12] .

Pendant les cérémonies, chaque chamane travaille avec un « assistant », liam (brou). Celui-ci n’a pas le statut de chamane, mais il porte un intérêt au « métier » et détient le savoir attendu de la part d’un assistant : il sait souffler dans la flûte nommée (emprunt lao en brou), utilisée uniquement lors des cérémonies chamaniques et, si sa connaissance de la langue phou thaï est limitée, elle est cependant suffisante pour pouvoir répondre aux questions du chamane lors de l’introduction et du final de la cérémonie ; il connaît aussi le texte et la musique des cérémonies, de sorte qu’il peut les répéter, après que le chamane ait chanté ou parlé. Chaque village compte plusieurs de ces assistants, mais, pour la circonstance, aucun assistant n’a pu être joint et un cas de figure inhabituel s’est présenté : c’est le vieux chamane du village, achuaih Be, « grand-père de Be », qui a été prié de servir d’assistant [13] .

L’analyse du texte
Toute cérémonie chamanique brou commence par la récitation d’une « prière » pie/panie blắng (« brin de paille, ou tige végétale » et « alcool, bière de biz » - brou) qui accompagne l’ouverture et la consécration rituelle de l’alcool [14] car une cérémonie chamanique ne se déroule jamais sans consommation d’alcool. Lors de ces deux séquences simultanées, récitation de la prière et consécration de l’alcool, une gestuelle rituelle et codifiée est pratiquée: à l’aide d’un morceau de branchage pie, on décrit des ronds à la surface de l’alcool, blắng, ce qui explique la dénomination de la prière.

Par cette prière, le chamane fait savoir à son esprit auxiliaire prah, resté jusqu’ici dans l’autel domestique, qu’il a été prié de procéder à une cérémonie chamanique (qu’on l’a « emprunté pour le travail »), en quoi consistera « le travail », en d’autres termes quel est le but de la cérémonie. Dans ce sens, le pie blắng correspond exactement aux prières introductives de toutes les cérémonies, qu’elles soient chamaniques ou non, dans lesquelles l’hôte, l’organisateur de la cérémonie informe les divinités de ce qui va se passer.

Prière murmurée
1. ...caŋ cɛɛŋ ’laʔ
...Je vous informe très clairement que

2. hai paai vao vaa caa taan nam phii ŋɯək thoo hɯə phii sɯə thoo maa dai
Je souhaite partir dialoguer avec l’esprit Dragon-ŋɯək aussi grand qu’une pirogue, avec l’esprit Tigre-sɯə aussi gros qu’un cheval

3. hai vao khwaam dii thi khwaam nuan khɯɯ
J’échange de bonnes paroles, des paroles agréables comme par exemple.... (passage en brou)[15]

4. kuu nii phaap kuu nii phaap phii nam yuu din saay
Moi, je mate, je dompte l’esprit Eau-nam plongé dans le sable

5. kuu nii phaap phii haay yuu nao nai mɔɔ
Moi, je dompte l’esprit Féroce-haai, logé dans la marmite

6. hɔɔp kaʔ cɔɔn khɔɔn kuu ni maa tɔɔk
Rassemblant le tout, [en brandissant] mon bâton, moi je les fais entrer

7. kuu nii phaap phii phuu lɛɛʔ phii phia
Moi, je mate l’esprit Montagne-phuu-phia [16]

8. kuu nii phaap phii salia lɛɛʔ phii ŋɯək
Moi, je mate l’esprit Salia [17] et l’esprit Dragon-ŋɯək

9. kuu nii phaap kuu nii phaap phii nam yuu din saay
Moi, je mate, je dompte l’esprit Eau-nam, plongé dans le sable

10. kuu nii phaap phii haay yuu nao nai mɔɔ
Moi, je dompte l’esprit Féroce-haai, logé dans la marmite

11. hɔɔp kaʔ cɔɔn khɔɔn kuu nii maa tɔɔk
Rassemblant le tout, [en brandissant] mon bâton, moi je les fais entrer

12. hɔɔk kuu ni maa thɛɛŋ, naaw sa ʔɛɛŋ kuu nii maa fan
De ma lance, moi, je viens les percer, de mon sabre Sa ʔɛɛŋ [18], je viens les pourfendre

La prière constitue une illustration de ce qui vient d’être dit à son propos et ne requiert guère d’explication. Le « vous » de la première ligne désigne l’esprit auxiliaire du chamane, le prah, encore appelé dans la prière « le grand père qui est venu dans le chamane ». Dans la ligne suivante, la divinité, en l’honneur de qui la cérémonie va être tenue, est nommé ŋɯək, c’est-à-dire Yĩang Huh, le dragon-serpent et la comparaison qui la qualifie, « aussi grand qu’une pirogue », correspond à son caractère aquatique. Les Brou, habitant majoritairement dans les montagnes près des sources, ne peuvent pas circuler sur les voies d’eau et par conséquent généralement ne possèdent pas de pirogues. Néanmoins, ils connaissent aussi bien les pirogues des Lao que celles de leurs voisins Viêt demeurant en aval du cours d’eau.

Les esprits et divinités énumérés ensuite appellent quelques éclaircissements: ils sont très certainement cités en raison de leur caractère méchant, nuisible et sauvage, soit qu’ils piquent, soit qu’ils pincent. Chacun constitute donc un danger pour l’homme. Dans la région habitée par les Brou, le tigre est, sans conteste, l’animal le plus gros et le plus craint; il est également considéré comme un esprit redoutable; sa chasse entraîne un rite expiatoire, ses canines font partie du dispositif du chamane et symbolisent ainsi le pouvoir surnaturel de celui-ci.

« L’esprit d’eau » est tout naturellement associé au dragon-serpent aquatique, et dans ce sens il est également dangereux. En revanche « l’esprit féroce logé dans la marmite », dont le qualificatif « féroce » inspire la menace, n’appartient pas au panthéon brou. Aussi faut-il avoir recours à la littérature thai, du nord de la Thaïlande, pour tenter d’avancer une explication qui reste cependant hypothétique. Il est fait mention, à propos d’une légende citée dans la chronique de Suvanna Khamdeng, traduit par C. Notton (1926 : 76, n. 1), d’un Phi ya Mo Nung « esprit, aïeule, marmite, cuire le riz à l’étuvée », avec l’explication suivante : « La marmite qui sert à faire cuire le riz est, croit-on, possédée par un démon que l’on consulte au besoin par l’intermédiaire d’un médium ». Reste à supposer que ces deux divinités « dans la marmite », celle de Notton et celle mentionnée dans notre texte, sont identiques mais nous devons convenir que nous ignorons tout de Phi ya Mo Nung et des raisons de sa férocité. On peut aussi noter qu’elle est l’unique divinité citée relevant de l’espace habité sans pour autant pouvoir en tirer de conclusion. Il est probable que c’est encore une fois sa férocité qui la place parmi des divinités énumérées.

« L’esprit mongtagne », Yiang Koh en brou, beaucoup mieux connu et déjà évoqué, est l’une des divinités les plus redoutées du panthéon. Elle fait toujors couple avec la « divinité rapace », Yiang Panơah qui, en pénétrant à l’intérieur des humains, les dévore vivants. C’est à cette divinité que se rattachent les rites les plus caractéristiques, accompagnés d’exorcisme. Enfin, « l’esprit salia » se réfèrerait, peut-être, à un terme brou signifiant « épine », ce qui pourrait expliquer, une fois encore, sa présence dans cette liste des esprits dangereux.

A la ligne 6, la phrase « rassemblant le tout avec mon bâton, moi, je les fais entrer » qui peut paraître sibylline, fait vraisemblablement référence au rite de la consécration de l’alcool mentionné plus haut. Le cercle décrit à la surface de l’alcool, «avec mon bâton», pie/panie, et les mots de la prière récitée simultanément concourent à «faire entrer» et à «rassembler» tous les esprits dans l’alcool. Lors de la cérémonie, les esprits sont effectivement invités à descendre boire et manger et à se rassembler autour des offrandes alimentaires préparées à leur intention.

Enfin, si l’on examine les verbes employés pendant la récitation de la prière, on remarque qu’ils expriment la relation ambivalente entretenue entre le chamane et le monde des esprits. Deux tendances contradictoires s’y dessinent: d’une part, dialoguer, échanger de bonnes paroles, des paroles agréables, d’autre part, mater, dompter, percer, pourfendre. On y trouve, d’un côté, le repect, la politesse dus aux esprits, la volonté de résoudre la situation par le dialogue car, de toute évidence, le chamane est en face des représentants puissants du monde des esprits; d’un autre côté, la domination, la menace, la contrainte, un comportement agressif à leur égard qui révèlent le statut du chamane vis-à-vis des esprits. Il n’est pas seulement l’égal des esprits, mais grâce à ses pouvoirs surnaturels et à son esprit auxiliaire, il les domine. C’est ainsi qu’il peut exercer son pouvoir: la médiation entre le monde des hommes et celui des esprits.

Nous devons encore observer, à la 12e et dernière ligne de la prière, que le chamane n’a pas de lance, mais qu’il dispose effectivement d’un sabre, l’un des attributs distinctifs de tous les chamanes. Le texte laisse entendre que le sabre porte un nom qui lui est propre, «mon sabre» sa ʔɛɛŋ. C’est un des détails apparu lors de la traduction qui aurait mérité d’être confirmé par notre informateur.

En résumé, la prière donne l’occasion au chamane de déclarer «je procèderait au rite et je domine la situation». Elle lui procure aussi la possibilité de dresser la liste des esprits malfaisant et de démontrer ainsi sa domination sur eux, en d’autres termes d’affirmer son pouvoir.

Rien ne s’oppose désormais à ce que le rite proprement dit, la rencontre avec les esprits, commence. A ce moment précis, mpơaq Takhon lèche son sabre et le fiche en terre devant l’autel. Pendant qu’il accomplit ce geste, il prononce une formule magique qui, avec le sabre planté dans la terre, dovient ensemble empêcher les esprits étrangers de s’approcher de l’autel et de consommer les offrandes destinées au dragon. Si, malgré cet avertissement, les esprits tentaient de rôder, le chamane les «dépècerait» avec son sabre. Ensuite, le chamane prend en main son éventail et, assis en tailleur, se tourne vers l’autel puis accompagné par son assistant au son du «siffle de roseau» pĩ, il commence son chant: il appelle son esprit auxiliaire.

Invocation chantée, psalmodiée
13. vaan khao thoŋ ʔao khɯn mɯɯ [19] mɯəŋ faa nɔɔ puu dam [20]
Je lance à la volée le riz de voyage pour qu’il retourne au pays céleste-faa, ô Puu Dam

14. vaan khao niaw hai khɯn mɯɯ mɯɯəŋ thɛɛn
Je lance à la volée le riz gluant pour qu’il monte et retourne au pays des Thɛɛn [21]

15. vaan khao kam hai khɯn mɯɯ mɯəŋ bon
Je lance à la volée le riz brun pour qu’il monte au pays d’en haut

16. vaan khao mon hai khɯn mɯɯ tit tɔɔŋ puu dam əəy
Je lance à la volée le riz rond pour qu’il retourne et te touche, ô Puu Dam

17. əəy... əəy... cao [22] pai kɛɛ [23] lɛɛw khɔɔy ʔəən mɛɛ cao maa, nɔɔ cao puu dam əəy
Ô! Ô! Seigneur es-tu parti faire du commerce, je t’appelle pour que tu viennes, Ô Seigneur Puu Dam

18. haa pai khaay lɛɛw khɔɔy ʔəən mɛɛ cao loŋ
Es-tu allé en tournée pour vendre, je t’appelle pour que tu descendes

19. hen khon cep lɛ taŋ kuan [24] maa vay, nɔɔ cao puu dam əəy
Voyant une personne souffrante, un émissaire est délégué pour venir te prier les mains jointes, Ô Seigneur Puu Dam

20. hen kho khai lɛ taŋ kuan mɛɛ maa vaan [25]
Voyant une personne fiévreuse, un émissaire est délégué pour venir solliciter ton aide

21.khon maa yɯɯm lɛɛ mɔɔ nɔɔy yuu kaaŋ ʔbaan [26], nɔɔ cao puu dam əəy
On est venu emprunter, le mɔɔ nɔɔy [27] est au milieu du village, Ô Seigneur Puu Dam

22. khon maa vaan lɛ mɔɔ nɔɔy yuu kaaŋ mɯəŋ
On est venu solliciter de l’aide, le mɔɔ nɔɔy est au milieu du mɯəŋ [28], Ô Seigneur Puu Dam

23. hao luk tɛɛ hɯən mɛɛ loŋ kin mɛɛ lao phaay, nɔɔ cao puu dam əəy
J’ai quitté la maison pour descendre boire l’alcool phaay, Ô Seigneur Puu Dam

24. hao ɲaay tɛɛ hɛɛŋ mɛɛ maa kin mɛɛ lao cam
Je me suis déplacé du hɛɛŋ [29] pour venir boire l’alcool cam [30]

25. hao luk tɛɛ hɛɛŋ mɛɛ maa ɲam mɛɛ kan cep
J’ai quitté le hɛɛŋ pour venir mâcher la chique kan cep [31]

26. səən puu dam mɛɛ loŋ pot bəəŋ khan ʔdai, mɛɛ cao puu dam əəy
Je t’invite Puu Dam à détacher un peu ton échelle [32], Ô Seigneur Puu Dam

27. səən puu dam mɛɛ loŋ khai bəəŋ patuu
Je t’invite Puu Dam à ouvrir un peu la porte

28. khai vieŋ lek bəəŋ sii hɔɔŋ mɛɛ saam hɔɔŋ, mɛɛ cao puu dam əəy
Ouvre donc la citadelle de fer, de qutre ou trois pièces, Ô Seigneur Puu Dam

29. səən khai vieŋ thɔɔŋ mɛɛ sii lit mɛɛ saam phan
Je t’en prie, ouvre la citadelle de bronze aux quatre pouvoirs [33] et aux trois mille [sujets]

30. səən khai vieŋ ɲan, mɛɛ sii mɯɯn saam sɛɛn khai maa duu mɛɛ cao puu dam əəy
Je t’en prie, ouvre la citadelle magique [34] aux quarante mille et aux trois cent mille, ouvre et viens voir, Ô Seigneur Puu Dam

31. khai duu yəə mɛɛ sip sii patuu dɛɛt
Ouvre donc les quatorze portes du soleil

32. khai duu yəə mɛɛ sip pɛɛt patuu vieŋ khaii maa cao puu dam əəy
Ouvre et vois les dix huit portes de la citadelle, ouvre et viens oh! Seigneur Puu Dam

33. khai pɔɔŋ loŋ mɛɛ hai lom mɛɛ pɔɔŋ saaŋ
Ouvre une fenêtre suffisamment large pour le passage de l’éléphant

34. khai pɔɔŋ kwaaŋ mɛɛ hai lom mɛɛ pɔɔŋ khon, bəəŋ kɔɔn
Fais une ouverture suffisamment large pour le passage d’une personne

35. khai pɔɔŋ mon mɛɛ hai lom pɔɔŋ sɯɯ [35], cao puu dam əəy
Fais un trou suffisamment rond pour le passage du tigre, Ô Seigneur Puu Dam

36. ɲin sieŋ kɛɛn mɛɛ khɯɯ sieŋ mɛɛ mei(mai) li
Entends le son du kɛɛn (orgue à bouche), le son du bois meili

37. ɲin sieŋ pii mɛɛ khɯɯ sieŋ mei(mai) ʔuun tao məəŋ (bəəŋʔ) kɔɔn sieŋ [36] mɔɔ thao sieŋ luk naŋ khai nai maa mɛɛ cao puu dam əəy
Entends le son de la flûte, le son du bois mei ʔuun tao
Attends voir, [voilà] la voix du vieux spécialiste en train de s’installer devant le plateau d’offrendes rituelles, Ô Seigneur Puu Dam

38. hao luk tɛɛ hɯən mɛɛ maa kin mɛɛ maa boŋ [37]
Quittons la maison pour venir manger et extraire [le mal]

39. Hao loŋ tɛɛ hɯən mɛɛ maa kin mɛɛ maa sɔɔt hɔɔt kɔɔŋ paa [38] hai ʔao din sa hoo, ye maa hai puu əəy dam əəy
Descendons de la maison pour venir manger et examiner, parvenu au milieu de la forêt, prends de la terre pour t’en mettre sur la tête [39], viens donc Ô Puu Dam oey

40. hai loŋ cap nai hua [40] mɛɛ hai pen mɛɛ lom haa [41]
Descends que je t’attrape dans ma tête, que le souffle soit en moi

41. hai cap nai baa lai hai pen mɛɛ lom tɔɔŋ poŋ sai maa hai pen vi phat hai cao puu dam əəy
Que je puisse t’attraper dans [mes] épaules, que le souffle [me] touche, dépose-toi dans mes mains afin qu’elles deviennent un éventail qui bat l’air, Ô Seigneur Puu Dam oey

42. sɛɛn loŋ cot cot mɛɛ kɯɯ nam mɛɛ lai lɛɛŋ
Je t’en prie, descends vite, vite en faisant „cot cot” telle l’eau qui coule impétueuse

43. sɛɛn loŋ cot cot mɛɛ kɯɯ nam mɛɛ hɛɛŋ vaŋ hai cao puu dam əəy
Je t’en prie, descends vite, vite en faisant „cot cot” telle l’eau du bief, oh! Seigneur Puu Dam oey

44. sɛɛn loŋ cot cot mɛɛ kɯɯ fai mɛɛ dɯən cii
Je t’en prie, descends vite, vite en faisant „cot cot” comme le feu de brûlis du quatrième mois

45. sɛɛn loŋ thi thi mɛɛ mɛɛ kɯɯ fai mɛɛ dɯən haa mɛɛ cao puu dam əəy
Je t’en prie, descends vite, vite en faisant „thi thi” tel le feu de brûlis au cinquième mois, oh! Seigneur Puu Dam

46. loŋ suun khiiŋ lɛɛ mɔɔ nɔɔy ɲaa suu laa
Descends, possède le corps et toi mɔɔ nɔɔy ne prends pas congé

47. loŋ suun khaa lɛɛʔ mɔɔ nɔɔy ɲaa suu ləək dai cao puu dam əəy
Descends, possède les jambes et toi mɔɔ nɔɔy n’abandonne pas oh! Seigneur Puu Dam oey

48. Hai loŋ pai vao nam phii ŋɯək mɛɛ yuu huu. Hai loŋ pai vao nam phii ŋuu mɛɛ yuu thəəŋ mɛɛ cao puu dam əəy.
Que tu descendes parler avec l’esprit dragon-ŋɯək et que tu le conduise dans son trou. Que tu descendes parler avec l’esprit dragon-ŋɯək et que tu le conduise dans ses bas-fonds, Seigneur Puu Dam oey

Au début de chaque phrase musicale importante, le chamane procède à un geste rituel: il prend quelques grains de riz sur le plateau de dispositifs [42], les place sur son éventail, tenu dans sa main droite levée, qu’il bande en arc avec l’autre main et les projette ainsi en l’air. Le riz est la nourriture de base de tout être vivant, que ce soient des humains, des animaux ou des divinités. Mais, par ses représentations, il est bien davantage encore: il est identifié à Yiang Abon, la divinité du riz qui, selon un mythe très connu, séjourne au ciel. Lors des divination effectuées avec des grains de riz, c’est Yiang Abon lui-même qu’on interroge.

D’origine divine, le riz peut aussi communiquer avec les divinités. Les grains ainsi projetés permettent de lancer une invitation aux divinités: «venez et mangez»! Ils parviennent au ciel, lieu de séjour des divinités, «touchent les esprits» qui apprennent ainsi qu’une invitation leur est faite et descendent pour consommer les nourritures sacrificielles. Les lignes 13 à 16 expriment ce geste: «Je lance le riz à la volée». Les dénominations «riz de voyage, riz gluant, riz brun, riz rond» font référence aux différentes variétés de riz et sont aussi des images parallèlement construites qui servent la prosodie poétique. Il en va de même des différentes dénominations du ciel, lieu de séjour des divinités: pays céleste, pays des Thɛɛn, pays d’en haut. D’origine céleste, le riz lancé y retourne.

Désormais, le chamane s’adresse directement à son esprit auxiliaire, Puu Dam, «Ancêtre des origines» et l’appelle pour qu’il vienne, qu’il descende (lignes 17 à 18). Pour que les choses soient claires, le chamane précise ensuite les raisons de son appel et le rôle que, lui, le chamane doit jouer (lignes 19 à 22). D’une part, une personne est malade («malade, fièvreuse»), d’autre part un émissaire, c’est-à-dire le chamane, a été «délégué pour solliciter l’aide de l’Ancêtre des origines». Le chamane a été prié d’effectuer «le travail», on l’a «emprunté» pour faire le «travail» – et le voici «au milieu du mɯəŋ» , procédant à la cérémonie. En se désignant mɔɔ nɔɔy (littéralement «petit expert dans l’art de guérir», lao), le chamane, par une tournure polie, se réfère à la situation inhabituelle signalée dans l’introduction; il est assisté par un chamane, qui, de surcroît, est plus âgé et plus expérimenté que lui, et qu’il nomme pour ces raisons mɔɔ ɲgai, «grand expert» (lao).

La description du déroulement de la cérémonie chamanique se poursuit des lignes 23 à 25. S’agissant d’une cérémonie faite en l’honneur d’une divinité de la nature, en conformité avec la tradition «on a quitté la maison» et le hɛɛŋ, «autel aux esprits de/dans la maison» (brou) qui s’y trouve, pour se rendre en bas, par terre, en bordure du village, boire de l’alcool et chiquer le bétel, deux offrandes destinées aux divinités.

Vient la partie la plus énigmatique du texte: la description de l’habitat de «l’Ancêtre des origines», c’est-à-dire de Yiang Sorsei, la divinité céleste (lignes 26 à 32). Nous devons reconnaître que jusqu’ici nous ne disposions d’auqun renseignement sur ce point. Aucune donnée n’a été recueillie relative à la demeure de cette divinité dont le nom même est prononcé avec crainte. La description qui en est faite, une citadelle magique de fer, de bronze ayant tantôt 3 à 4 pèièces, tantôt 4 pouvoirs (?), tantôt 3.000, 40.000 et jusqu’à 300.000 sujets, a de quoi surprendre. De plus, la forme elliptique du texte rend la traduction peu sûre. Néanmoins l’image qui nous en est donnée est intelligible: une immense citadelle, associée aux plus puissantes divinités célestes, faite de métaux coûteux et résistants, comportant tantôt 14, tantôt 18 portes, (contrairement aux maisons brou qui en ont généralement 2!), disposant d’une force magique et de plusieurs milliers de sujets, correspond bien en définitive à la grandeur et à la gloire supposées de la divinité céleste. Le fait que Yiang Sorsei, en qualité de divinité céleste, soit associé plus ou moins directement au Soleil, «les quatorze porte du soleil» (ligne 31), n’est pas, non plus, surprenant dans le cas d’une divinité de type Deus otiosus.

Ce sont les fenêtres et les portes de cette citadelle que «l’ancêtre des origines» doit ouvrir suffisamment large pour permettre «le passage», «la descente de l’éléphant», «d’une personne» et «du tigre» (lignes 33 à 35). Ces trois désignations sont employées comme synonymes de l’esprit auxiliaire, Yiang Sorsei lui-même. L’éléphant en est, certes, la représentation la plus fréquente. Il figure même sous forme de statuette en bois parmi les attributs de certains autels chamaniques installés dans la maison du chamane. Par ailleurs, dans un des épisodes de la cérémonie célébrée en l’honneur de l’esprit auxiliaire, l’éléphant-prah est représenté par un homme que le chamane «lie», avec des fils de coton, symbole du couvre-chef du chamane [43], pour le relâcher ensuite. Cette séquence montre encore que le chamane est le maître et l’éléphant «l’animal auxiliaire» soumis à ses ordres. En revanche, nos données de terrain ne corroborent pas la mention de l’esprit auxiliaire figurant sous l’aspect d’un «tigre»; il est néanmoins évident qu’ici, il s’agit du prah. Les dents de tigre, deux à quatre, placées par le chamane dans le plateau de dispositifs qui servent à chasser yiang Panơah, déjà évoqué, démontrent que l’appariement du tigre et de l’esprit auxiliaire n’est pas fortuit: la force et le caractère redoutable du tigre symbolisent la force et le caractère redoutable de l’esprit auxiliaire.

En lignes 36-37, on revient, par une belle tournure poétique, à l’ «ici et maintenant» de la cérémonie: en ouvrant les fenêtres et les portes, l’esprit auxiliaire peut apercevoir les participants de la cérémonie et peut entendre la musique. Des deux instruments mentionnés, la flûte, pĩ, et l’orgue à bouche, seul le premier est effectivement utilisé par l’assistant; l’orgue à bouche, selon nos observations, n’est jamais mis au service de ce type de rituel. Tout porte à croire qu’il est uniquement cité là pour répondre aux besoins de la prosodie poétique. Il est aussi possible que les deux essences de bois mentionnées (meili et mei ʔuun tao) servent à la fabrication de ces deux instruments de musique, rien n’est moins sûr cependant, leur identification botanique étant restée vaine. Enfin «la voix du vieux spécialiste» (ligne 37), fait référence de nouveau à achuaih Be, au vieux chamane qui sert d’assistant.

Les deux lignes suivantes (38-39) utilisent également un moyen poétique: une remontée dans le temps. La mention faite de la «maison», ainsi que tout le contexte, présentent le chamane et son assistant comme s’il venaient de quitter la maison à l’instant et se préparaient à partir pour enfin «manger, examiner et extraire le mal», autrement dit pour procéder à la cérémonie. Dans la réalité, le départ de la maison a déjà eu lieu et ils se trouvent à l’orée du village «au milieu de la forêt». L’expression «prends de la terre pour t’en mettre sur la tête» fait référence à une coutume lao, inconnue des Brou, et conforme à une prière addressée à la déesse de la Terre, Naang Thoranii. La mention de cette coutume lao peut ici avoir deux explications: d’une part, mpơaq Takhon vit dans un environnement lao, aussi est-il vraisemble qu’il connaît et pratique cette coutume; d’autre part, il est possible de percevoir un certain parallélisme entre la déesse de la Terre et Yiang Huh, dans la mesure où toute deux sont en rapport avec la terre.

Commence alors la partie la plus poétique et la plus dramatique du texte: l’invitation faite à l’esprit auxiliaire et la description de sa descente dans le chamane, c’est-à-dire l’atteinte de l’état de transe (lignes 40-48).

Il convient de faire ici une digression à propos du phénomème de transe. Récemment, R. Hamayon (1993) a traité de «la portée des concepts de ‘transe, extase’ [...] dans l’étude du chamanisme». Pour cet auteur, le mot transe est inutilisable en terme de concept tant descriptif qu’analytique. Dans les descriptions du type «le chamane est entré en transe», nous ignorons en effet ce que fait le chamane, et nous n’en avons pas de description précise. Par ailleurs il n’y a pas d’expression «émique» de la transe, en dépit de termes descriptifs connus. Cette argumentation amène R. Hamayon à la conclusion suivante: la transe est une caractéristique «ni nécessaire ni suffisante» du chamanisme et les deux problématiques principales concernant la transe, l’induction et l’authenticité de la transe, sont des questions accessoires dans l’étude du chamanisme; elles ont été mises en lumière parce que l’on n’a pas tenu compte de ce qu’il s’agissait là de faits symboliques. D’après l’auteur, cette question doit précisément être abordée par le biais du symbolisme, autrement dit par le biais des représentations. Si nous acceptons l’idée qu’il s’agit d’images symboliques, il devient inutile de «lier, dans la conduite appelée transe, [le] caractère de conduite culturellement définie du chamane à la physiologie, à la psychologie. [...] Le chamane ne fait rien d’autre que de respecter le modèle de conduite prescrit pour sa fonction», ainsi la relation du chamane avec les esprits, son comportement, n’est rien d’autre qu’un rôle culturellement défini et socialement organisé. Le chamane est donc comparé à l’acteur et le chamanisme au théâtre: «tout rôle social demande tension nerveuse, dépense d’énergie, concentration mentale et, à coup sûr, un minimum d’adhésion». Un chamane est en «transe» de la même manière que l’acteur sur la scène et, dans le cas de l’acteur, la question de savoir s’il croit ou non qu’il est le personnage interprété – en même temps il le croit et ne le croit pas – est aussi accessoire que dans le cas du chamane. Cependant l’acteur et le théâtre ne sont pas identiques au chamane et au chamanisme, pusique «l’action chamanique est menée à l’intention d’êtres surnaturels (et non des participants) et dans un dessein d’efficacité symbolique dont les tenants et les aboutissants la dépassent (et non d’un divertissement ayant sa fin en soi)». L’expression «transe» serait donc, en réalité, un moyent dont se serviraient les observateurs européens pour dévaloriser les peuples dits «sauvages»: puisque les religios de la transcendance la condamnent: toutes les religions où la transe se retrouve sont ainsi considérées comme «sauvages» et «primitives».

Notre texte pose justement les questions relatives à l’induction de la transe, son authenticité, son importance dans la recherche du chamanisme, à la relation du jeu et des rites, etc. Aussi nous proposons-nous d’examiner dans quelle mesure les affirmations énoncées plus haut peuvent être prouvées par ce chant et par les données brou. Au préalable, il convient de faire deux remarques: premièrement, même si l’on reconnaît que la transe n’est un trait «ni nécessaire ni suffisant» du chamanisme, il n’en est pas moins vrai qu’elle est un des traits inhérents au chamanisme, et de surcroît, un de ses traits les plus fréquents. En tant que tel, il est légitime de lui consacrer notre attention et de la considérer comme digne de nos recherches. Deuxièmement, le fait que le chamane joue un rôle culturellement défini n’exclut pas que la transe même, soit une partie importante de ce rôle. La présence de la transe dans preque toutes les sociétés chamaniques en constitute une preuve. Dans ce sens, il paraît difficile d’adhérer à l’idée selon laquelle la question de la transe est négligeable dans la recherche du chamanisme. En revanche, il est possible d’admettre qu’il nous manque des descriptions susceptibles de nous faire comprendre ce qui se passe avec précision dans l’état de transe. On peut d’ailleurs reconnaître que les lacunes portent non seulement sur les descriptions «objectives», «étiques» des observateurs extérieurs, mais encore sur le point de vue intérieur «émique» et qu’il est vrai que les témoignages des chamanes manquent: qu’en pensent-ils, que ressentent-ils et comment formulent-ils leur expérience dans leurs chants chamaniques?

Une approche de ce type va être tentée, fondée à la fois sur l’analyse du texte et sur l’enquête menée auprès du chamane mpơaq Takhon lui-même.
Voyons d’abord le texte. L’esprit auxiliaire est donc prié de bien vouloir descendre et de pénétrer le corps du chamane: «Descends que je t’attrape dans ma tête, que le souffle soit en moi/que je puisse t’attraper dans [mes] épaules, que le souffle [me] touche, dépose-toi dans mes mains afin qu’elles deviennent un éventail qui bat l’air, O, Seigneur, Ancêtres des origines» (lignes 40-41).

Le texte est en parfaite harmonie avec les représentations brou et avec les gestes que l’on peut obeserver durant la cérémonie. Selon l’idée unanimement admise, l’esprit auxiliaire descend d’abord dans la tête, de là il pénètre de plus en plus bas, dans les épaules, dans les mains, puis, dans tout le corps. Son arrivée se signale par de faibles spasmes, tremblements, plus ou moins visibles selon les circonstances et selon les chamanes, qui plus tard s’intensifient; l’éventail s’agite de plus en plus vite dans les mains du chamane, «les mains deviennent un éventail qui bat l’air». L’emploie des verbes indiquant le mouvement descendant «descendre», loŋ, «déposer», poŋ, sont en conformité avec la representation brou selon laquelle le monde des divinités se trouve en haut. L’utilisation du substantif «souffle» est également intéressante: il se réfère à quelque chose qui, comme un phénomène naturel objectif, est indépendant du chamane, qui, comme le vent, arrive de l’extérieur, qui «touche» le chamane, tit tɔɔŋ ou suu, et qu’il faut «attraper», cap. Une fois attrapé, le chamane l’intériorise complètement: il devient lui-même l’éventail vibrant, il s’identifie complètement avec lui, voici un cas typique de possession.

Mais avant que ce phénomème ne se produise, s’intercale une série de phrases poétiques (lignes 42-45) dans lesquelles un autre trait de l’arrivée de l’esprit auxiliaire est mis en lumière: la rapidité, l’impétuosité: «je t’en prie, descends vite, vite en faisant ‘cot cot’ telle l’eau qui coule impétueuse... je t’en prie, descends en faisant ‘thi thi’ tel le feu de brûlis au cinquième mois». Les deux comparaisons suscitent des images en relation avec l’environnement: pour quiconque a vu gonfler en quelques heures, par une pluie tropicale, le niveau d’une rivière emportant tout sur son passage, pour quiconque a vu, pendant les grandes sécheresses, des feux de brousse, l’arrivée de l’esprit auxiliaire, c’est-à-dire la prise de possession, se manifeste (est représentée) par la sensation d’une force élémentaire, fascinante. Elle survient avec la rapidité de l’éclaire et, face à elle, l’homme est aussi désarmé que face aux fléaux naturels auxquels font références les images du texte.

C’est ici, juste avant l’arrivée de l’esprit auxiliaire (lignes 46-47), qu’apparaît également un mot clé, le verbe «posséder», suun: «descends, possède le corps... descends, possède les jambes». Jusqu’ici, les mots pour faire sentir la possession et l’état de transe qui en est inséparable, faisaient simplement appel à diverses comparaisons poétiques, à des termes descriptifs, empruntés au langage courant: souffle, descendre, déposer, attraper, toucher, etc. comme l’atteste le dictionnaire Lao-Français de Th. Guignard ([1912]-1971). Un seul verbe fait exception, suun, que Guignard semble rendre propre au monde des phii, des «esprits», dans son exemple: khon, ‘personne’, phii, ‘esprit’, suun, ‘posséder’, «personne possédée par un esprit».

Nous approchons de l’état de transe, de la possession du chamane par son esprit auxiliaire. Dans la dernière phrase avant son arrivée (ligne 48), le chamane définit encore une fois la tâche à accomplir, le but de la cérémonie: «Que tu descendes parler avec l’esprit du dragon et que tu le conduises dans son trou / Que tu descendes parler avec l’esprit serpent et que tu le conduises dans ses bas-fonds». Le couple dragon-serpent est, une fois encore, réuni pour créer une image poétique et la tâche de l’esprit auxiliaire, comme nous l’avons vu, consiste à établir le dialogue avec lui, à obtenir son apaisement par le sacrifice. Il en résultera le rétablissement de l’état d’avant la maladie exprimé par «que tu le (re)conduises dans son trou».

Pendant toute la séance, le chamane est assis en tailleur, il balance lentement son torse d’avant en arrière, s’évente lentement et, tourné vers l’autel, il chante. Quand enfin la transe approche, ses mouvements s’accélèrent, il commence à transpirer fortement, sa respiration devient bruyante et son corps est secoué de spasmes de plus en plus violents. Alors, il cesse de chanter, tend subitement ses bras devant lui et se met à trembler de tout son corps. Ensuite, toujours assis en tailleur, il se penche jusqu’à toucher terre, puis se redresse. Il maintient sa position initiale, mains posées sur les cuisses, position majestueuse qui rapelle curieusement un Bouddha assis. Le prah est arrivé ! t05fra14

Le chamane murmure une incantation magique puis, la respiration toujours lourde, il s’évente violemment (l’éventail tape fortement sa poitrine, un bruit de souffle saccadé est produit par les battements violents de l’éventail), il se tourne vers son assistant et commence un dialogue avec lui.

Jusqu’ici, notre description a seulement rendu compte des impressions de l’observateur extérieur, de l’ethnologue, en relation avec les paroles du chant.

Voyons maintenant quelle est l’interprétation du chamane lui-même. Que ressent-il pendant qu’il appelle le prah, c’est-à-dire pendant l’induction de la transe et comment le ressent-il? «Je ressens une fatigue immense, ma tête est lourde, je transpire, les battements de mon coeur s’accélèrent», nous dit-il. A notre question, perçoit-il, voit-il son environnement, il nous répond: «je vois les amis (ceux qui l’entourent), je vois le plateau rituel», mais «je sens des secousses dans mon corps, tout mon corps est secoué de spasmes». Il sait, enfin, que le prah est arrivé quand « son corps devient froid et son mưt (littéralement «bile», brou) – on doit comprendre par là, le plus profond de l’homme, le centre de ses sensations, de ses sentiments – «bat comme le vent balance les feuilles de ci de là», dit-il en mimant le mouvement de ses mains. C’est ce qui explique l’utilisation du mot «souffle» dans le texte: «Que le souffle soit en moi». C’est une «sensation sidérante», khếh lứ (brou), a-t-il ajouté. Quant à savoir combien de temps dure cette sensation la réponse est: «peu de temps et ensuite, je ne sens plus rien de tel, le prah est simplement en moi». Ainsi, dès que s’amorce le début du dialogue, l’état de transe cesse, «quand l’esprit auxiliaire prend connaissance de son devoir, il descend de ma tête dans le plateau rituel et c’est de là qu’il parle avec les divinités».

Reconnaissons que, parmi ces symptômes, nombreux sont ceux qui seraient applicables à un acteur devant le public. Il semblerait que R. Hamayon ait raison quand elle écrit que «tout rôle social demande tension nerveuse, dépense d’énergie, concentration mentale, et à coup sûr, un minimum d’adhésion». Chez les Brou, cependant, la transe est «douce» ou «contrôlée» et dure très peu de temps, à peine une ou deux minutes. Dans ce cas, entre «trac» et «transe», la différence est minime. Néanmoins, il est permis de penser qu’entre, d’une part, le trac, la tension nerveuse, la concentration mentale, etc. et, d’autre part, la transe, une distinction existe même si la ligne de partage n’est guère perceptible. Sur une échelle imaginaire, au début de laquelle se trouverait l’état «normal» et, à son autre extrémité, l’état de transe «profonde», il serait en effet fort difficile de déterminer la frontière entre eux. Il est, malgré tout, peu probable qu’un chamane sibérien, tombé en raideur cataleptique, et un violoniste, si on les questionnait sur ce qu’il ressentent, donneraient les même réponses. Nous avons peine à croire également qui puisse être expliqué par un «truc» ou par une «technique» l’acte d’un chamane brou mordant un sabre chauffé à blanc sans que s’en suive une brûlure. Au même titre que pour l’arc-en-ciel nous décidons arbitrairement qu’à partir de tel point, la couleur est rouge et à partir de tel autre, elle est bleue, de la même manière, nous devons pouvoir, tout aussi arbitrairement, déterminer la frontière entre «trac» et «transe». C’est ce que fait aussi la langue, sinon il n’y aurait pas deux termes pour désigner les deux phénomènes.

La temoignage du chamane est, pour nous, capital sur ce point: c’est le chamane lui même qui éprouve les sensations et, répondant à nos questions, il décrit clairement un état précis: ce que nous, nous considérons comme état de transe et ce que, lui, définit comme «possession», suun, et qu’il distingue de l’état suivant, lorsque le prah «quitte sa tête et descend dans le plateau rituel». A partir de ce moment, en effet, selon les propres termes de mpơaq Takhon, les chamanes ne font «que de jouer le rôle», hếq táq rit sâng, «font semblant», et, pendant la suite de la cérémonie, ils «ne sentent plus rien».

Certes, un problème demeure: la description de cet état reste inadéquate, faute de terminologie scientifique et d’examens médicaux. L’état d’hypnose, dans nos sociétés, offre d’ailleurs un exemple analogue. Quelle que soit l’approximation de la description quant à l’essence même du phénomène, notre analyse, sur le plan strictement scientifique, n’est guère plus avancée. En dépit de cet écueil, le phénomène existe, et, en tant que problème scientifique, il intrigue l’observateur.

En conclusion, les analyses «émique» et «étique» de la transe apportent une meilleure compréhension du chamanisme et elles contribuent aussi à montrer combien la transe constitue une des composantes essentielle du chamanisme, même si elle n’est «ni nécessaire ni suffisante». A supposer que nous ne parvenions jamais à la compréhension bio-physiologique du phénomène, l’étude de la transe nous est nécessaire et il serait injuste de l’écarter en la jugeant négligeable.

Avant de poursuivre le commentaire du chant proprement dit, il convient de faire deux autres commentaires relatifs au moment de l’arrivée de la possession. Le premier porte sur la position spécifique du chamane au moment de la descente du prah dans son coprs: assis en tailleur, mains posées sur les cuisses. C’est une pose majestueuse qui rappelle curieusement la position du Bouddha. L’esprit auxiliaire, on le sait, n’est rien d’autre que l’ancêtre mythique de chaque chamane, leur premier maître spirituel, la divinité probablement la plus importante, Yiang Sorsei. On remarque ainsi, sans surprise, qu’une divinité tribale est représentée selon les référents propres à une autre religion, en l’occurence le bouddhisme. N’est-ce pas le signe de l’interpénétration de cultures, de l’emprunt d’éléments et de leur assimilation dans un nouveau contexte?

Le second commentaire intéresse les questions immanquablement soulevées concernant la véracité de l’acte chamanique, de son authenticité, relatives aussi à la relation existante entre le jeu et le rite, ou encore entre chamanisme et jeu, et pour finir entre la foi et le doute. R. Hamayon (op.cit.) en a fait une analyse convaincante et on ne peut qu’y adhérer sans réserve. Néanmoins qu’il nous soit permis d’apporter un témoignage «émique», celui du chamane mpơaq Takhon lui-même, sur ces problèmes.

Au préalable, rappelons brièvement les données. Une fois le prah arrivé dans le corps du chamane, il séjourne pour un court moment dans sa tête. Entre le chamane et son assistant, un dialogue s’instaure pendant lequel, conséquence logique de la possession, un changement de rôle s’opère. Le chamane n’est plus lui-même, il est habité par l’esprit auxiliaire. Dès lors, selon l’idéologie brou et selon l’affirmation explicite de mpơaq Takhon, le chamane représenterait l’esprit auxiliaire, jouerait son rôle, parlerait en son nom, pendant que l’assistant endosserait le rôle du chamane, lui poserait des questions, etc. Dans la réalité cependant, si le chamane donne bien corps à l’esprit auxiliaire incorporé, il lui donne simultanément des ordres. Je reviendrai plus en détail sur cette question dans la conclusion.

L’expression «jouer un rôle» a été délibérément employée, car c’est précisément l’expression de mpơaq Takhon et plus généralement celle des chamanes brou. La «transe», on le sait, ne dure que peu de temps – dans un cas extrême, elle dure une à deux minutes –. Dès que le prah a reçu ses instructions, qu’il «quitte la tête» du chamane et «descend dans le plateau rituel», qu’il commence enfin sa médiation entre les hommes et le monde des esprits, à partir de ce moment précis, le chamane «ne sent plus rien». Le rite se transforme en jeu scénique: «nous jouons seulement son rite», «nous faisons comme si». Comme on le voit, dans l’activité des chamanes brou, les deux notions son liées de manière inséparable: après l’arrivée de l’esprit auxiliaire que j’ai vraiment ressentie dans la transe, je sais qu’il est en moi, même si je ne sens plus rien. Il est donc légitime de faire comme s’il était en moi, cela n’ôte rien de «l’authenticité».

A l’occasion du dialogue du chamane et de son assistant, quand l’assistant pose une question à «l’esprit auxiliaire» (au chamane) ou quand celui-ci (le chamane) pose une question aux divinités, mpơaq Takhon précise encore: «En fait, ce ne sont pas les divinités que nous interrogeons, mais c’est nous-mêmes». On ne peut pas formuler plus clairement l’essence du jeu scénique, de la simulation. Mais mpơaq Takhon ajoute immédiatement: «mais bien entendu, la divinité est présente aussi, elle aussi entend la question»! Ceci démontre la magnifique interaction de la réalité et du monde des représentations, de la foi et du doute. Le chamane sent, sait donc précisément quelle est la part de «théatre» dans le rite, jusqu’où va le jeu, mais par-delà cette frontière la foi et ses représentations l’emportent.

L’importance des représentations, soulignée par R. Hamayon, est donc corroborée par le témoignage brou. Selon les Brou, le monde des esprits «existe» objectivement. Nous jouons donc le jeu, nous savons que c’est un jeu, et, en dépit de la conscience que nous en avons, les divinités nous entendent, nous voient et font connaître leurs réponses à nos questions par la voie de la divination. Tout est donc réel. De par notre éducation culturelle, le fondement de notre foi et de notre doute repose sur un ambigu: «nous savons qu’il y a des esprits», nous «savons» qu’ils «nous voient, mais nous ne les voyons pas» – pour citer, une fois encore, l’expression de mpơaq Takhon. Donc, si les divinités existent, si elles se manifestent «objectivement» par la divination, si même, seulement pour un court laps de temps, elles se manifestent de manière «objective» dans la transe, alors nous sommes en droit de faire comme si, durant toute la cérémonie, elles étaient réellement présentes, bien que nous en doutions car nous ne les voyons pas.

[l’aide]:
49. cao nii laa
Ô vous Seigneur!

50. cao phaa khay la mɔɔ ləəm hɔɔŋ hai maa
Vous, Seigneur du plateau de l’oeuf, le mɔɔ ləəm [44] vous appelle

51. cao phaa khaaw [45] la mɔɔ ləəm hɔɔng hai pai
Vous, Seigneur du plateau de riz, venez à l’appel du mɔɔ ləəm

52. mɔɔ ləəm la naʔ [46] kai naa, baʔ kai baaw
Le mɔɔ ləəm fait le voeu de sacrifier un coq de rizière, il fait le voeu de sacrifier un jeune coq mâle

53. phɔɔŋ phia ʔao cai [47] thaaw phia phaa ɲaa ɲai [48]
[Nous] tous à l’unisson, grands et petits, nous trouvons appui auprès de vous, Grand et Noble Seigneur

54. vao khɯaam cɛɛw [49] vaa khɯaam cəəm la van nii [50]
Aujourd”hui, nous parlons la langue viet, nous parlons la langue cəəm

55. phii saaŋ pai sɯək phii ŋɯək loŋ san [51] ni
L’esprit Eléphant-saaŋ s’en va [tenu par] une longe, l’esprit Dragon-ŋɯək descend se restaurer

56. phɔɔŋ phia ʔao cai la thaaw phia pha ɲaa ɲai
[Nous] tous à l’unisson, grands et petits, nous trouvons appui auprès de vous, Grand et Noble Seigneur

57. vao khwaam cɛɛw, vaa khwaam cəəm
Nous parlons la langue viet, nous parlons la langue cəəm

[le chamane]:
58. san na... thuʔ
Voilà!... Ainsi soit-il ...

59. hai pai vao caa taan nam phii ŋɯək tho hɯə, phii sɯə tho maa lɛɛ... thuʔ [52]
Allez dialoguer avec l’esprit Dragon-ŋɯək aussi grand qu’une pirogue, avec l’esprit Tigre-sɯə aussi gros qu’un cheval... Ainsi soit-il!

[s’addressant à l’entourage]
60. hai pai tɛɛŋ khɯəŋ phaa khao dɛɛŋ phaa kɛɛŋ hɯəŋ hai no, sathuʔ
Qu’on aille préparer le plateau de riz rouge, le plateau de kɛɛŋ [53] en abondance, ainsi soit-il!

[l’aide]:
61. sathuʔ
Ainsi soit-il!

62. sthuʔ... sthuʔ... tuk tuu o naam mɛɛ tɛɛŋ lɛɛw
Ainsi soit-il!... Ainsi soit-il!... Oui, oui, tout est joliment préparé, c’est prêt

[le chamane]:
63. nii laʔ dai tɛɛŋ too (o thɯk khɔɔŋ nəəŋ)
Voilà la table est prête (passage incompréhensible)

[l’aide]:
64. nii yiet yiet phom phom
Voilà! Faites un effort, faites un effort, consentez, consentez

65. van ni si khɯn mɯɯ naa... cu kua
Aujourd’hui [vous] allez monter (passage incompréhensible)

66. khɯn mai ko hɔɔ mai kɛɛn
Monte dans l’autel fait du coeur du bois

67. thaaw phia pha ɲaa ɲai laaw koo ʔop phəəŋ taa laaw koo ʔa phəəŋ hua... sanna... sathuʔ
Oh! vénérable grand prince, sous tes yeux on trouve refuge, sous ta tête on trouve refuge..... qu’il en soit ainsi!

[le chamane]:
68. khɯn pai kɔɔn
Remonte d’abord.

La représentation commence donc. L’assistant salue l’esprit auxiliaire (lignes 49 à 57). Les noms qu’on lui donne, «seigneur du plateau de l’oeuf, seigneur du plateau du riz», font référence au plateau de dispositifs du chamane où se trouvent, entre autres choses, riz et oeufs. L’expression mɔɔ ləəm est une variante phou thaï du nom de l’assistant du chamane, le liam. A la ligne 52, un retour dans le temps s’effectue une fois encore: le «jeune coq mâle» n’est rien d’autre que le poulet cuit, obligatoirement dû à l’esprit auxiliaire, et placé, depuis le début de la cérémonie, sur le plateau d’offrandes; le chamane l’emportera chez lui après la cérémonie. Dans les lignes 54 et 57, il est à nouveau question de l’«ici et maintenant» de la cérémonie: «aujourd’hui nous parlons la langue viet». L’assistant local met en quelque sorte en garde le chamane venu du Laos qu’ici ils sont en territoire vietnamien, sous autorité vietnamienne. Les lignes 53 et 56 exaltent enfin la grandeur et la bonne volonté de l’esprit auxiliaire. C’est une formule de politesse qui vise à l’amadouer, à gagner ses faveurs.

Vient ensuit la phrase clé, ligne 55: «L’esprit Eléphant-saaŋ s’en va [tenu par] une longe, l’esprit Dragon-ŋɯək descend se restaurer», dans laquelle on définit encore une fois le but de la cérémonie. Le prah, sous forme d’éléphant, part pour obéir à l’injonction du chamane, part pour dialoguer avec l’esprit Dragon. A partir du moment où l’esprit auxiliaire est arrivé, c’est lui qui agit: il parle avec les divinités, il va chercher l’âme dans l’au-delà, il sert de médiateur entre les humains et le monde des divinités.

Après l’arrivée du prah, la relation entre le chamane et l’esprit auxiliaire change donc de manière surprenante. Deux lignes plus haut (ligne 53) on lui témoigne encore une grande déférence, «nous tous à l’unisson, grands et petits, nous trouvons appui auprès de vous Grand et Noble Seigneur», et désormais il est tenu par une longe, expression qui révèle une toute autre relation: maintenant, c’est le chamane qui est le maître, c’est lui qui donne les instructions, c’est à lui que l’esprit auxiliaire obéit comme «un animal domestique», comme un éléphant tenu par une longe [54]. Les paroles de l’assistant projettent en quelque sorte le changement total de la relation du chamane et de son esprit auxiliaire. Comment ce changement de relation intervient entre eux, reste obscur, sans doute est-ce le résultat de l’intériorisation complète de l’esprit auxiliaire. En revanche, il est clair que le changement porte sur la nature de la relation: relevant d’abord de la possession, elle devient de type chamanique. La question sera développée dans la conclusion, aussi suffit-il pour l’instant de rappeler que le chamane est l’égal des divinités, qu’il peut jouer son rôle de médiateur car il se situe à leur niveau et que l’essence même de son métier est d’agir activement sur les esprits, au besoin par la contrainte. La relation entretenue par mpơaq Takhon avec son esprit auxiliaire est d’évidence de la même nature. Il nous vient ici à l’esprit un vers d’un des plus grand poètes hongrois, Endre Ady (1975, I : 724 ; «Hunn, új legenda» [Huns, nouvelle légende]): «J’étais le maître, la poésie qu’un serviteur endimanché»... Quelque «endimanché» qu’il soit, l’esprit auxiliaire n’est qu’un «serviteur» qui obéit fidèlement aux instructions de son maître.

Le dialogue se poursuit. Les premiers mots du chamane reflètent le changement de la relation entre le chamane et son esprit auxiliaire. En lignes 58 et 59, il donne l’ordre à son esprit auxiliaire: «allez dialoguer avec l’esprit du Dragon»; puis, par un retour dans le temps il ordonne la préparation du plateau de dispositifs – qui est devant lui, déjà préparé (ligne 60). Alors son assistant l’assure que «tout est joliment préparé» et demande à l’esprit auxiliaire de monter dans l’autel. Le texte n’est guère précis à cet endroit, mais on peut comprendre qu’il s’agit de l’autel où se trouve le plateau sacrificiel destiné à Yiang Huh; c’est là que précisément descendra «manger» la divinité en question et c’est là que le prah devra dialoguer avec elle. En échange de l’animal sacrificiel Yiang Huh retournera dans son trou et, par conséquent la malade, mpiq Toan sera définitivement guérie.

*****

Là s’achève la première partie du texte phou thaï et commence la deuxième séquence, la partie brou de la cérémonie, qui, faute de place, ne sera pas traitée. Elle est essentiellement consacrée à l’invocation de quelques divinités de moindre importance, puis à l’invitation faite à Yiang Huh de consommer l’offrande de victuailles qui lui est faite, à de nombreuses divinations par laquelle on s’assure que le résultat de la cérémonie sera positif, enfin au renvoi des divinités.

*****

Le chant brou se termine, comme encadré, par la fin de notre texte phou thaï: «le renvoi de l’esprit auxiliaire» (lignes 69-110). Cette partie phou thaï, est, tout comme la première, accompagnée par l’assistant au son de la flûte, pĩ.

Reprise de l’invocation chantée avec accompagnement de flûte (pĩ).
69. əə, əəy... cao kin lɛɛw cao dai dii boo khaa tap boo cəəm [55] əəy cəy əəy
Oh! Seigneur, vous avez mangé, seigneur vous vous sentez bien, ne restez pas attaché au foie, ne le ligotez pas cəy əəy!

70. cao kin lɛɛw khɯɯ ladap boo khaa cai
Seigneur, vous avez mangé, alors disparaissez, ne restez pas attaché au coeur

71. cao kin lɛɛw hai cao coŋ [56] me van [57] khɯɯn
Seigneur, vous avez mangé, rendez-nous l’âme

72. cao kin lɛɛw cao haa cɯɯn, man maa dai cɯɯm coəəy...
Seigneur, vous avez mangé, faites qu’elle se ranime et qu’elle revienne et demeure, coəəy

73. cao kin lɛɛw cep nai ɔɔk khɯɯ haay mai sii vaaŋ cep nai ʔaaŋ kɯɯ naa haay suuaŋ
Seigneur, vous avez mangé, que le mal de poitrine disparaisse, que le mal de la cage thoracique s’apaise

74. sum cao ɲaa si ləət (ləəŋ vagy loŋ) paa doŋ sum cao ɲaa si loŋ paa mai dai cɯɯm əəy... cao əəy...
Ô vous, ne vous perdez pas dans les bois, ô vous, ne vous égarez pas dans la forêt Seigneur, cɯɯm əəy... Seigneur əəy

75. cao kin lɛɛw hai cao cong mɛɛ van khɯɯn
Seigneur, après avoir mangé, rendez-nous l’âme

76.cao kin lɛɛw hai cao ʔəən mɛɛ van maa hai maa cɯɯm əəy cao əəy
Seigneur, vous avez mangé, appelez l’âme pour qu’elle revienne, cɯɯm əəy Seigneur əəy

77. vao khwaam lɯɯ khɯɯ cɯɯ [58] cɯɯ mɛɛ pɔɔŋ [59] nan, saathuʔ sa phuu khaa nii ɲɔɔ vai dai cɯm cao əəy
Quoi que vous disiez, j’ai bien observé et elle est descendue, ainsi soit-il, moi votre humble serviteur, je lève mes mains jointes, je vous salue

78. cao kin lɛɛw khɯɯ laʔ cɔɔp boo cai phii, cao kin lɛɛw khɯɯ laʔ dii boo cai cao
Seigneur vous avez mangé, [la nourriture] convenait-elle au goût des esprits, était-elle satisfaisante au goût de l’esprit [Dragon]

79. saathuʔ saa phuu khaa nii ɲoo vai
Ainsi soit-il, moi votre humble serviteur, je lève mes mains jointes, je vous salue

80. cao kin lɛɛw ko dai mɔɔp mɛɛ pha lɛɛŋ, cao kin lɛɛw ko dai tɛɛŋ phaa mɯəy ko dai thwaay phaa khaao, cɯɯm əəy cao əəy
Seigneur, vous avez mangé, en se prosternant on vous a présenté le plateau du soir, on vous a préparé le plateau de riz cuit à la vapeur, on vous a présenté avec révérence le plateau de riz, cɯɯm əəy, Seigneur əəy

81. cao kin lɯɯw khaa kap khɔɔy si tɛɛŋ mɛɛ khon veen khao kwɛɛn khɔɔy si tɛɛŋ khon sai pai soŋ cao hɔɔt baan Siəŋ Ləəŋ khɔɔy pai soŋ cao hɔɔt mɯəŋ Sai Lai, nai cɯɯm əəy cao əəy
Seigneur, vous avez mangé, pour le retour, je préparerai des gardes, si vous le désirez, je préparerai des serviteurs pour vous raccompagner jusqu’au village Siəŋ Ləəŋ, je vous raccompagnerai jusqu’au mɯəŋ Sai Lai, cɯɯm əəy Seigneur əəy !

82. cao kin lɛɛw hai cao mɯə thaŋ taven tok, cao kin lɛɛw hai cao mɯə thaŋ nok nɔɔn tai bɔɔn cao yuu tai patuu cao khaao bəəŋ khɔɔn
Seigneur, vous avez mangé, retournez dans la direction de l’Ouest, vous avez mangé, retournez du côté où les oiseaux se couchent, sous l’endroit où vous habitez, sous votre porte d’entrée, pour voir un peu

83. cin khwaay hai sai laŋ mɛɛ bak tu cin muu hai sai laŋ bak dɔɔn hai mɯə hɔɔt baan Sieŋ Ləəŋ, hai mɯə mɯəŋ Sai Lai mɯəŋ dɔɔk mai ʔaa ɲaa cɛɛm ɲaa si yut paa dɔŋ cəəm əəy cao əəy
La viande de buffle, chargez-la sur le dos du buffle aux cornes ramassées, la viande de porc, chargez-la sur le dos du buffle albinos et retournez jusqu’au village de Siəŋ Ləəŋ, pays des fleurs, glorieux Seigneur, ne vous arrêtez pas dans la forêt, ô Seigneur əəy !

84. cao kin lɛɛw hai cao paʔ mɛɛ cao paaŋ
Seigneur, vous avez mangé, .... (passage incompréhensible)

85. cao kin lɛɛw hai cao savaaŋ ton tua
Seigneur, vous avez mangé, et vous avez soulagé le corps

86. cep naa ɔɔk hai khɯɯ naa haay si vaaŋ
Que le mal dans la poitrine disparaisse

87. cep naa ʔaaŋ hai khɯɯ naa haay cieŋ [60] cəəm cao əəy
Que le mal dans la cage thoracique disparaisse à jamais cəəm Seigneur əəy !

88. cao kin lɛɛw khɯɯ haay dii mɛɛ kaʔtap
Seigneur, vous avez mangé, que le foie soit guéri

89. cao kin lɛɛw khɯɯ haay dap kaaʔcai
Seigneur, vous avez mangé, que le coeur soit guéri

90. cao kin lɛɛw khɯɯ la dii kaʔtap khɯɯ laʔdap kaʔcai
Seigneur, vous avez mangé, le foie est guéri, le coeur est guéri

91. kaʔ duk paa kaŋ [61] hai cao thɔɔt ao maa naŋ
L’arête du poisson paa kaŋ, extirpez-la

92. naŋ paa duk hai cao thɔɔt ao maa, hai cəəm cao əəy
paa duk
La peau du poisson paa duk [62], extirpez-la, je vous en prie, Seigneur!

93. hai cao thɔɔt thaŋ khii nam yuu din saay hai cao thɔɔt thaŋ khii haay yuu din mook, thɔɔt bəəŋ mɛɛ cəəm əəy cao əəy
Enlevez aussi les impuretés de l’eau dans le sable, enlevez également les saletés dans la terre grise, enlevez un peu pour voir

94. saathuʔ sa mɛɛ phuu khaa mɛɛ ɲoo vai
Qu’il en soit ainsi, moi votre humble serviteur, je lève mes mains jointes, je vous salue

95. pai thaaŋ bok laʔ thɯk tam mɛɛ phɔɔ kuu
Si vous allez par voie de terre, vous serez écrasé par le piège de mon père

96. cao pai thaaŋ nam thɯk koŋ phɔɔ kuu
Si vous allez par voie d’eau, vous serez pris par la nasse de mon père

97. pai thaaŋ doŋ thɯk khuaʔ phɔɔ kuu əəy
Si vous allez par les forêts, vous serez transpercé par le piège de mon père əəy !

98. cao boo faŋ kwaam khɔɔy tin mɛɛ kuu yan bəəŋ,
Si vous ne m’obéissez pas, vous recevrez un coup de pied de ma mère

99. cao boo faŋ kwaam khɔɔy kam pan, mɛɛ kuu tə bəəŋ kɔɔn
Vous recevrez un coup de poing de ma mère

100. cao boo faŋ kwaam khɔɔy daap duuaŋ lek ɲaŋ kuu sai nai baa ɲaŋ lai tamlaay daap duaŋ ka kuu ɲaŋ sai nai ʔɛɛw ɲaŋ lai tamlaay
Si vous ne m’obéissez pas, le sabre de fer que je porte encore à l’épaule, [possède] encore beaucoup de bottes secrètes, le sabre d’acier que je porte à la hanche [possède] encore beaucoup de bottes secrètes

101. ɲaŋ mon luaŋ kuu dai khaap khiim khao mon [63] thao ɲaŋ khap lek dɛɛŋ mon phɛɛŋ kuu ɲaŋ khaap lek piak yiap nam ɲaŋ nam boo lai yiep fai ɲaŋ fai boo luk bəəŋ kɔɔn
Avec le grand mantra, je tiens encore entre mes dents les tenailles, avec le vieux mantra, je tiens entre mes dents le fer rouge, avec le précieux mantra, je tiens entre mes dents le fer trempé, posant le pied, voyez un peu

102. vao thoo nan lɛɛ saaw saaŋ maa pen mot [64] vao tho nan lɛɛ pot saaŋ maa pen cɯɯm [65] cao saaŋ vai bɔɔn khaai cao khwaay vai bɔɔn thii cao vii vai kap bɔɔn
Ainsi dit, que les éléphants se rassemblent, ainsi dit déliez l’éléphant venu en qualité d’intermédiaire, que le seigneur éléphant soit rangé à l’endroit des offrandes, que le seigneur buffle soit rangé à sa place, que le seigneur éventail soit rangé sur place

103. luk tɛɛ hɯən hai cəəm cao hai mɯə baan
Quittez cette maison et vous tous retournez au village

104. luk tɛɛ laan hai cəəm cao mɯə hɔɔŋ
Quittez cette aire et rentrez dans votre palais

105. cəəm cao ɲaa si lɯət paa doŋ cəəm cao ɲaa si loŋ paa mai
Vous tous, ne vous égarez pas dans la forêt, ne vous perdez pas dans les bois

106. ɲaa suu tai thaaŋ din ɲaa bin thaaŋ ʔaakaat mɛɛ thai hao nəə
N’allez pas sous la terre, ne vous envolez pas dans les airs nəə !

107. mot thaaŋ pai lɛɛw cəəm cao hao men lin ɲaa mot thaaŋ vaa hai khon hao lin sao mot thaaŋ vao lɛɛw cəəm hao lin ləək cəəm hao nəə
Tout est fini, nous tous, nous terminons, tout est dit, nous tous, nous nous arrêtons, tout est dit, nous clôturons, cəəm hao nəə

108. saao saaŋ mɛɛ hai pen mɛɛ nɯə bot pot saaŋ lɛɛ hai pen nɯə cum sao saaŋ lɛɛ ʔao vai kap khaai cao khwaay ʔao vai kap thii cao vii ʔao vao kap bɔɔn
Que les éléphants reviennent à leur état antérieur, libérez l’éléphant afin qu’il redevienne animal de la forêt [66], que le seigneur éléphant soit rangé à l’endroit du plateau d’offrandes, que le seigneur buffle soit rangé à sa place, que le seigneur éventail soit rangé sur place

109. saaŋ tii lek lɛɛ ɲaa nak kwaa cao pao pii ɲaa nak kwaa mɔɔ sao koon kuu əəy
Le forgeron ne doit pas être plus habile que son maître, le joueur de flûte ne doit pas être plus habile que le spécialiste, pour moi, je m’arrête

110. sao saaŋ kɛɛ maʔ not, sao saaŋ kɛɛ maʔ nɔɔy pɔɔy saaŋ kɛɛ maʔ vəəy sao saaŋ mii khaa sao khwaay mii hɯən khwaŋ pha ɲaa dam əəy
Le seigneur éléphant guérit maʔ not, libérez l’éléphant qui guérit maʔ nɔɔy, lâchez l’éléphant qui guérit maʔ vəəy, le seigneur éléphant est entravé, le seigneur buffle a une large maison, ô Prince des origines

Le début du texte (lignes 69 à 76, avec des interruptions jusqu’à la ligne 90) explique clairement l’essentiel de la cérémonie, le «marché», le «marchandage» entre les hommes et les divinités: en échange de la nourriture sacrificielle la malade doit guérir. C’est ce que souligne jusqu’à la ligne 90 pratiquement chaque début de phrase, «Seigneur vous avez mangé» et sa suite: «rendez-nous l’âme et [faites que] le mal de sa cage thoracique s’apaise. L’esprit auxiliaire, de son côté, a également reçu son animal sacrificiel (un jeune coq mâle), et ainsi rassasié, sa bienveillance est assurée. Ayant accompli sa tâche, il peut rentrer chez lui. En lignes 69-70, l’expression «ne restez pas attaché au foie, ne ligotez pas le coeur (selon une autre traduction proposée: «n’obstruez pas le foie, n’obstruez pas le coeur») rappelle ce que nous aurions eu tendance à oublier pendant «le jeu scénique»: depuis l’avènement de la possession, l’esprit auxiliaire séjourne dans le monde d’en-bas, en principe dans le corps du chamane – ou, selon quelques chamanes, dans la coiffe du chamane –, mais, comme nous l’avons vu, dans la pratique il quitte ces lieux et se loge dans le plateau de dispositifs. Maintenant il doit partir pour que la cérémonie puisse se terminer. Sur son chemin de retour, il ne doit pas s’égarer dans la forêt, il ne doit pas devenir un esprit errant dangereux pour l’homme, il doit retrouver son palais céleste (ligne 74).

La phrase: «Quoi que vous disiez, j’ai bien observé et elle est descendue» (ligne 77) reste quelque peu énigmatique. Le syntagme «quoi que vous disiez» donne l’occasion au chamane d’insister sur le fait qu’il a vu Yiang Huh, la divinité, descendre sur le plateau sacrificiel. Dans ce cas, c’est encore une fois, un moyen poétique de rappeler le «ici et maintenant» de la cérémonie. La deuxième partie de la phrase: «je lève mes mains jointes, je vous salue» est un geste de politesse utilisée dans les rapports humains et dans les rapports avec les divinités. Ensuite, jusqu’a la ligne 80, il est question des nourritures sacrificielles offertes tantôt à Yiang Huh, tantôt au prah en échange de la guérison attendue.

Commence alors la préparation du retour du prah chez lui (ligne 81). De la même manière que, dans la réalité, si le chamane vient d’un autre village, on lui offre un guide qui le raccompagne et qui l’aide à porter la viande (une partie de l’animal sacrificiel), dans le texte, on offre à l’esprit auxiliaire des guides s’il veut bien rentrer. Le village Sieŋ Ləəŋ, et le mɯəŋ Sai Lai sont, comme le texte nous l’apprend, les lieux d’habitation du prah, Yiang Sorsei ou Pha la sei. Comme le prah est en même temps un ancêtre mort du chamane réincarné en lui, on comprend que sa demeure soit vers l’ouest (ligne 82), direction identifié par les Brou à la mort. Le texte fait ensuite référence à la viande offerte en rémunération («la viande de buffle, la viande de porc»), que le chamane ramène chez lui, avec un peu d’exagération poétique, à dos de buffles. Enfin, nous ignorons la raison pour laquelle ces buffles sont des albinos et des buffles aux cornes ramassées. Le pays des fleurs est, en revanche, une allusion claire au Laos: plusieurs chamanes lao de notre connaissance, sous l’influence évidente du bouddhisme, interdisent le sacrifice des animaux et n’autorisent que les oblations du sucre et de fleurs lors des cérémonies chamaniques. Par ailleurs, lors de la fête de l’esprit auxiliaire du chamane, quand, en chantant et en jouant le mythe d’origine du chamanisme, en référence aux années d’apprentissage passées au Laos, on réactualise les temps mythiques, l’autel est décoré de belles fleurs odorantes.

Le contenu des lignes 84 à 90 répète pour l’essentiel celui des lignes 69 à 76: la guérison attendue en échange des animaux sacrifiés. Lignes 91 à 93, nous trouvons un passage se référant à un envoûtement par magie noire. Selon les Brou, une des façons les plus répandues d’envoûter est le «tir», l’envoi magique à l’intérieur d’une victime, de quelques petits objets pointus, piquants tels qu’arête de poisson, grain de sable, poussière, etc. Comme nous l’apprenions après la cérémonie, le chamane mpơaq Takhon avait accepté de procéder à la cérémonie, mais, en réalité, il doutait de l’exactitude de la divination et du voeu. En effet, on considère que les longues maladies inconnues sont le plus souvent dues au mauvais sort jeté par des chamanes malveillants. A la fin de la cérémonie, nous avons entendu mpơaq Takhon dire à mpiq Toan, la femme malade: «si tu ne guéris pas maintenant, ne fais plus de cérémonies (sous-entendu accompagnées de sacrifice animal), tu ne feras que gaspiller tes bêtes. Viens me trouver au Laos, je te donnerai des simples». A cause de cette incertitude, à la fin de la cérémonie, le chamane procéda à trois guérisons magiques (bók - brou) au cours desquelles il voulait enlever les éventuels objets magiques nuisibles (kutrien - brou) «tirés» dans la femme. En lignes 91-93, les poissons, le paa kang (lao) et le paa duk (lao), ainsi que les impuretés de l’eau dans le sable et les saletés dans la terre grise font référence à ces projectiles magiques, tandis que le verbe «extirpez» se réfère à leur éloignement.

Ensuite le ton change à nouveau pour indiquer un changement survenu dans la relation entre le chamane et son esprit auxiliaire. Les paroles, jusque là pleines d’égards, suppliantes, deviennent autoritaires, menaçantes. En lignes 95 à 101, nous trouvons des menaces envers le prah: s’il n’obéit pas, s’il ne part pas comme on l’attend de lui, il sera «écrasé par le piège de mon père, pris par la nasse de mon père, transpercé par le piège de mon père», il reçevra «un coup de pied de ma mère, un coup de poing de ma mère».

Ce ton à de quoi surprendre, avouons-le, même si l’on sait que le chamane domine son esprit auxiliaire, qu’il le commande. Tout se passe comme si la considération due au prah diminuait proportionnellement à l’approche de la fin de la cérémonie et à son éloignement progressif des humains. Une ligne plus haut, on l’a salué humblement, les mains jointes, levées, et peu avant on lui promettait des guides, comme le veut la déférence. Il semble que les moyens de contrainte, habituels dans le monde des humains – la carotte et le bâton, la flatterie et la menace – soient également utilisés envers les esprits!

Pour éviter toute velléité de désobéissance, il le menace de son sabre magique (ligne 100) et de ses formules magiques mon (< mantra - sanscrit). Selon l’idéologie brou, ce sont ces dernières qui permettent au chamane, en fin de compte, de faire face à l’épreuve (ou ordalie) la plus redoutée, citée dans le texte: l’épreuve du fer chauffé à blanc. Cette épreuve fait réellement partie de l’arsenal des chamanes, mais on n’y recours que rarement. Un outil en fer est chauffé à blanc, par exemple une binette ou un coupe-coupe, ensuite le chamane le lèche, le mord et le piétine. Il démontre ainsi qu’il dispose d’aptitudes surnaturelles et qu’il est capable de lutter sans faiblir avec les représentants du monde des esprits. C’est la preuve d’une puissance telle que même l’esprit auxiliaire la craint.

Il ne nous reste à considérer que les formules poétiques finales. La ligne 102 évoque l’image des actes et des gestes de clôture de la cérémonie. «Ainsi dit, que les éléphants se rassemblent, ainsi dit, déliez l’éléphant venu en qualité d’intermédiaire» etc., fait de nouveau référence à l’esprit auxiliaire imaginé sous forme d’éléphant. Les esprits auxiliaires sont rassemblés une dernière fois comme des animaux domestiques, puis on les «laisse partir». Le chamane «remet l’éléphant, sous forme de statuette, à sa place habituelle sur l’autel»[67], là où l’on place également les offrandes destinées à l’esprit auxiliaire. L’accessoire indispensable du chamane, l’éventail, retrouve également sa place sur l’autel.

Mpơaq Takhon se tourne ensuite vers les divinités et les prie toutes de retourner définitivement chez elles (lignes 103 à 106): «Quittez cette maison et vous tous, retournez au village» etc. La fin est arrivée: «Tout est fini, nous tous, nous terminons, tout est dit, nous tous, nous arrêtons, tout est dit, nous clôturons» (ligne 107). L’animal sauvage, utilisé comme animal auxiliaire symbolique pour la durée de la cérémonie, est désactivé; il redevient un animal séculier, quitte le lieu sacré de la cérémonie, cesse d’être un esprit auxiliaire. Le buffle et l’éventail, personnifiant également l’esprit auxiliaire, retrouvent aussi leur place là-haut, sur l’autel (ligne 108). Par une formule poétique, le chamane fait signe à son assistant de cesser la musique car il va lui-même cesser de chanter («le joueur de flûte ne doit pas être plus habile que le spécialiste, c’est-à-dire le chamane, pour moi, je m’arrête»). Il libère une nouvelle fois de ses obligations l’éléphant-esprit auxiliaire (l’éléphant qui guérit) et il entrave l’animal. La cérémonie est maintenant vraiement terminée.

Le chamane cesse de chanter, ôte sa coiffe, ferme son éventail, ramasse ses accessoires et consomme avec les participants le festin composé de la nourriture sacrificielle.

 

Conclusion

Plutôt que de répéter les arguments de l’analyse ci-dessus, je souhaiterais aborder deux autres problèmes. Dans les deux dernières décennies, suivant les travaux de L. de Heusch (1971), et de Georges Condominas (1976), l’opposition du chamanisme et de la possession, tenus pour deux modes distincts de l’approche du sacré, a été largement acceptée par la recherche française sur le Sud-Est asiatique. Ainsi, il est convenu de caractériser la possession comme un mouvement du haut vers le bas, comportant la passivité et l’incorporation des êtres surnaturels, tandis que le chamanisme est caractérisé par un mouvement du bas vers le haut, c’est-à-dire par le voyage, par l’influence active exercée sur les esprits, par leur domination. Pour résumer brièvement, on peut emprunter la formulation de L. de Heusch (1971:228): «chamanisme et possession apparaissent couplés en tête-bêche, en position symétrique et inverse».

Le cas brou présenté ici n’entre apparemment pas exclusivement dans l’une ou l’autre de ces deux catégories mais il cumule certains états des deux pratiques. Comme nous l’avons vu, au début de la séance, le chamane se comporte plutôt comme un médium, il invite dans son corps son esprit auxiliaire, pour que celui-ci le possède, et le chamane fait une description poétique de l’impression irrésistible que lui donne l’incorporation totale de l’exprit auxiliaire. Parmi les traits classiques nous retrouvons ici le mouvement du haut vers le bas de l’esprit (auxiliaire), son incorporation complète et la soumission à l’esprit. Mais dans le même temps, manque un trait important de la possession classique, la substitution de l’esprit à l’âme de celui qu’il possède. Malgré l’absence de ce trait, cette relation rappelle fortement la relation de possession, du moins comprise au sens limité de la présence d’un esprit dans le corps. Et c’est à ce mode de possession que semble être attachée la transe analysée plus haut, et qui ne dure que le temps de l’incorporation de l’esprit auxiliaire, c’est-à-dire l’incorporation d’un ou des ancêtres du chamane.

Au moment de l’arrivée de l’esprit auxiliaire, cette relation change brusquement, sans transition. Après les brefs instants de l’état de transe les premiers mots du chamane incarnant encore l’esprit auxiliaire nous présentent déjà la situation du chamanisme classique: le chamane donne l’ordre à son esprit auxiliaire d’aller «accomplir le travail».

Il convient de souligner un trait particulièrement remarquable: le chamane est possédé par son esprit auxiliaire et, simultanément, il lui donne des ordres: il est chamane et esprit auxiliaire à la fois. En lignes 49-57 l’assistant salue l’esprit auxiliaire qui vient d’arriver dans le corps du chamane, il lui parle – situation de possession –, bien que, par une phrase, il projette le changement de rôle qui va se produire (ligne 55: «L’esprit Éléphant s’en va [tenu par] une longe»; la réponse du chamane (lignes 58-60) n’est rien d’autre que l’ordre donné à l’esprit auxiliaire qui est dans son propre corps: «allez dialoguer avec l’esprit Dragon-ŋɯək (situation de chamanisme). Le changement, la transition de la «possession» au «chamanisme» se produit d’un moment à l’autre, tout naturellement, sans qu’aucun changement visible intervienne dans le comportement du chamane.

Cette brusque changement de personnage n’est pas le seul observé pendant la séance, c’est-à-dire dans le texte: le changement de ton déjà cité de la dernière partie est de même nature. Quand le ton suppliant, plein de déférence, indiquant la soumission – comportement de possession – change d’un instant à l’autre et prend la forme d’un ordre et même d’une menace – comportement de chamanisme –, la possession cesse et le chamanisme apparaît. Ce point de vue est renforcé par la place occupée par ces deux changements dans la structure du texte: le premier intervient au moment de l’arrivée de l’esprit auxiliaire, au début de la séance et donc du texte, le second lui fait écho en fin de séance, et donc à la fin du texte, structurellement à l’opposée du premier. Comme le «chamanisme» a remplacé la «possession» du début, de la même manière, à la fin du texte, le comportement et le style de la possession se changent en comportement et style relevant du «chamanisme». Que le texte s’achève précisément sur ce changement-ci, n’est d’ailleurs sans doute pas fortuit. La somme de ces arguments démontre, ce me semble, que la présence simultanée de deux personnages dans le corps du chamane est un élément caractéristique du mode d’approche brou du sacré.

Ce mode d’approche n’est pas unique. Dans l’étude du chamanisme bouriate, R. Hamayon (1990) analyse une situation analogue. Elle y distingue plusieurs modes d’entrée dans le corps qui ne lui paraissent pas tous relever de ce qu’on appelle «possession». L’auteur désigne ce qu’on peut considérer comme correspondant à notre cas brou, par la formule «incorporation des ancêtres», qui vise à insuffler de la force au chamane. Dans le chamanisme, ancêtres chamanes et chamanes participent, du même côté, à la lutte contre les représentants du monde surnaturel. Dans notre cas, le chamane doit incorpoprer son/ses ancêtres pour ensuite «accomplir le travail» pour le bénéfice des humains.

Ainsi, nous pouvons donc affirmer que l’opposition supposée des deux notions classiques, possession et chamanisme, ne peuvent pas exprimer, de façon suffisamment nuancée, la réalité brou (bouriate, etc.). Je ne peux qu’adhérer entièrement aux propos de R. Hamayon quand elle dit: «ceci illustre l’insuffisance des critères formels fondés sur le mode et le lieu de contact avec les esprits pour distinguer chamanisme et possession en tant que systèmes symboliques» (1990. 670-671).

D’autres questions restent à traiter: pour quelle raison la séance brou est-elle bilingue, quelle est l’importance de cette partie phou thaï; y a-t-il une hiérarchie entre cette première séquence et celle en brou? Cette dernière interrogation en soulève une autre: certains traits de la partie phou thaï, notamment la référence à Bouddha par la position du corps du chamane et l’évocation des formules magiques brou «mon», venant du «mantra» bouddhique (terme sanscrit), ne signifieraient-elles pas qu’ici deux religions, le bouddhisme et le chamanisme, sont présentes dans une relation hiérarchique? La séance chamanique ne serait-elle pas en fin de compte la représentation d’une situation interethnique inégale ?

Il est tout à fait clair que le cas brou constitue une situation ethnique et linguistique complexe, propre à l’ensemble de l’Asie du Sud-Est: la séance se déroule en milieu brou, en territoire vietnamien et le chamane en exercice est un Brou venant du Laos, vivant près d’une minorité thai, les Phou thaï. L’identification de la maladie a été faite par un autre chamane brou vivant au Laos pour des Brou venus du Vietnam. A quelques rares exceptions, la séance chamanique brou est, en règle générale, doublée et encadrée par une partie en phou thaï. Cette situation reflète clairement l’interpénétration complexe des langues et des cultures et dans un cas semblable, il paraît tout à fait naturel que des emprunts culturels se produisent.

Néanmoins, je ne pense pas que cet emprunt reflète une situation minoritaire inégale. Durant la séance, on n’utilise pas les langues des deux peuples majoritaires, les Lao ou les Vietnamiens, mais la langue d’une autre minorité, celle des Phou thaï (que les Brou appellent liao karai) cependant linguistiquement très proche du lao.

Dans un contexte rituel brou, l’usage de la langue phou thaï n’est pas un cas isolé. Un des genres de littérature orale brou, peut être le plus prestigieux, le sanỡt [68], est presque entièrement bilingue: des chanteurs ont, à notre demande, essayé de chanter uniquement en brou, mais, après quelques vers, ils ont automatiquement repris la langue phou thaï. Sur notre insistance pour que l’un d’eux chante en brou, il nous a été vertement répondu: «on ne peut pas chanter ça autrement». On pourrait citer un autre exemple du même genre, le paryỗng, chanté à l’occasion des enterrements. Lors de la représentation, les participant se scindent en deux groupes, l’un personnifie le mort, l’autre les vivant et en tournant dans des directions opposées, ils se disent adieu. La majeure partie de ce chant est également interprétée en langue phou thaï. Nous pourrions élargir ces exemples aux domaines des techniques et des traditions séculaires.

En résumé, selon moi, on doit seulement retenir ici qu’il existe une forte influence phou thaï dans la culture brou. On peut sans doute en trouver la raison dans l’histoire des Brou qui déborde largement nos préoccupation présentes. Contentons-nous de dire que de nombreux signes semblent prouver que, par le passé, les Brou se situaient plus à l’ouest comparativement à leur habitat présent, sur le territoire actuel du Laos. Une partie des Brou demeure encore là et, malgré l’existence de la frontière entre le Laos et le Vietnam, les Brou habitant dans les deux pays ont des relations quotidiennes. Même si on faisait abstraction d’une influence séculaire due à la cohabitation, l’influence phou thaï et lao atteint donc tout naturellement les Brou du Vietnam par l’intermédiaire des brou lao.

Quant aux éléments qui pourraient témoigner d’une influence du bouddhisme, la position de Bouddha prise par le chamane au moment de la possession et le mantra invoqué comme une menace, ils semblent intervenir comme s’ils disposaient d’une puissance supérieure à celle de la religion brou, comme s’ils étaient situés à un niveau plus élevé que le chamanisme. Nous ne devons cependant pas nous laisser induire en erreur en particulier par la formule magique désignée par mon, issu du sanscrit mantra, capable, semble-t-il, de chasser l’esprit auxiliaire lui-même (cf. ligne 101). L’usage du terme dérivé du sanscrit ne signifie pas forcément que le concept qu’il recouvre soit également emprunté. Tous les peuples utilisent des incantations, des formules magiques, que ce peuple soit brou, lao ou autre [69]. Outre les chamanes, les Brou eux-mêmes utilisent de nombreuses incantations qui, à ma connaissance [70] sont en langue brou. Nous n’avons donc pas lieu de penser qu’il s’agit véritablement de mantra dont l’origine remonterait très loin et qui reflèteraient un pouvoir supérieur, celui du bouddhisme.

Selons nous, l’utilisation des incantations fait partie de l’activité habituelle du chamane. Ces incantations peuvent être en langue brou ou en une autre langue (phou thaï) et dans ce sens, elles reflètent bien la situation inter-ethnique existante. Cependant, plus que la langue, ce qui importe c’est le nombre de mantra connus par le chamane. Plus il en connaît, plus son prestige est grand car il est ainsi armé pour vaincre une plus grande diversité de pouvoirs surnaturels. Comme disent les Brou eux-mêmes: «S’il ne connaît qu’un type de traitement, d’incantation, on ne peut fair appel à lui que pour une sorte de maladie, mais s’il en connaît plusieurs sortes, alors on peut demander son aide pour plusieurs maladies et il est considéré comme un plus grand chamane». En fin de compte, c’est ce qui explique, à mon sens, le doublement de la séance chamanique: la partie brou est complétée par une partie phou thaï en vue d’augmenter l’efficacité du rite. Nous le savons: posséder le savoir c’est posséder le pouvoir.

Gábor VARGYAS
Insitut d’Ethnographie
Académie Hongroise des Sciences

 

Annote

1 Le travail de terrain, 18 mois au total, a été effectué entre 1985 et 1989 aux villages de Coc et de Dong Cho (canton de Huong Linh, district de Huong Hoa, province de Bin Tri Thien).
2 Les populations brou dont il est question ne doivent pas être confondues avec les brou ou brao du Cambodge qui s’en distinguent totalement par leur langue (Matras-Troubethzkoy, 1983).
3 La version française définitive a été revue et corrigée par A. Lévy-Ward.
4 Deux obstacles majeurs ont empêché la réalisation de la traduction sur le terrain. Obstacles linguistiques d’abord en raison de notre méconnaissance de la langue phu thai ; obstacles religieux et pratique d’autre part en raison de l’interdiction d’entendre, à l’intérieur d’une maison, un chant de ce type hors d’une cérémonie chamanique.
5 Dans cet article, nous employons délibérément en synonymie les termes „divinité” et „esprit”.
6 Les termes «cérémonie» et «rituel» sont ici synonymes.
7 Le témoignage du texte confirmerait que le ciel est le lieu de séjour des divinités. La conception cosmogonique brou admet cependant que par exemple Yĩang Huh soit en même temps et également sous terre ou encore que le Prah séjourne en même temps et également dans le ciel et dans l’autel domestique.
8 Cette grottes des temps mythiques est considérée par le chamane comme une grotte existant réellement et située quelque part dans le district de Bua La Pha, province de Khammoun. Des visiteurs s’y rendraient encore de nos jours parmi lesquels on ne compterait pas uniquement des chamanes.
9 Par «Deus otiosus», on doit comprendre un dieu «au repos ou sans travail», une divinité céleste qui, après avoir participé à la création, s’est retirée de la vie active et ne se mêle plus des affaires terrestres. Pour cette raison, on ne lui rend pas de culte et les mythes qui le concernent sont rares.
10 Suivant l’usage teknonymique brou, l’attribution du nom des parents s’effectue d’après celui de leurs enfants puis de leurs petits enfants: mpơaq, «père», mpiq, «mère», mpơaq/mpiq Toan, «père/mère de Toan».
11 Pour les rites avec ou sans la participation d’un chamane, cf. Vargyas, 1993.
12 La différence dialectale existante entre Brou Vân Kiêu et Tri n’empêche aucunement la communication entre eux. Il me semble que la différence culturelle se définit par le fait que la base brou, à l’origine homogène, a connu une influence vietnamienne plus forte chez les Vân Kiêu et une influence lao plus forte chez les Tri.
13 Parmi la trentaine de cérémonies chamaniques observées, la situation présente, celle d’un chamane servant d’assistant, constitue un cas unique.
14 Il y a deux types d’alcool: la bière de riz fermentée dans des jarres et bue au moyen de chalumeaux et l’alcool distillé à la maison ou acheté dans les magasins. Ce dernier est probablement connu depuis le début du siècle et s’est répandu sous l’influence européenne.
15 Dans ce bref passage en langue brou, on relève les expressions «ku náq kráq dai» («ku náq», tout le monde, c’est-à-dire tous les esprits en question; «kráq», attendre/recevoir quelqu’un/quelque chose, en anglais „to welcome”; «dai», ?doublette poétique sans signification?) et «yao páh pễng» («páh», rapace fond sur sa proie; «pễng», tressaillir), cette dernière expression étant une allusion poétique à la cérémonie chamanique durant laquelle la transe arrive au chamane avec la force et la vitesse d’un oiseau de proie fondant sur sa proie.
16 Les deux unités phuu phia forment un couple désignant la montagne; le second terme est cependant incertain; avec l’initiale de la série haute le terme serait plus proche du siamois phraa > phiaa, ‘montagne’ à la suite de l’évolution du groupe de consonne initial remontant au thai commun *p’r; avec l’initiale de la série basse, il correspondrait à un terme lao désignant un titre de chef, selon Th. Guignard ([1912]-1971: 660).
17 Le terme salia appartient probablement au lexique brou et signifie «épine».
18 Naaw sa ʔɛɛŋ, nom personnel du sabre?
19 mɯɯ: équivalent probable du lao mɯθ «retourner, revenir»
20 Puu dam: peut être interprété comme le nom de l’esprit auxiliaire, littéralement «grand père paternel» ou «aïeul des origines». Selon un informateur lao de la région de Kam Keuk, dont la mère était chamane, l’invocation est addressée à puu dam, «l’aïeul des origines»; l’audition ne permet pas de percevoir la voyelle médiane (θ) présente cependant dans le système vocalique de la langue lao.
21 thɛɛn: selon la cosmogonie thai, un monde céleste est habité par des divinités célestes, les thɛɛn.
22 cao: titre nobiliaire, «prince, seigneur».
23 kɛɛ: le terme reste incertain à l’audition. On peut penser à khaa «faire du commerce».
24 kuan: terme d’origine chinoise transcrite en quoc ngu vietnamien: «quan»,  chef, officier, mandarin.
25 vaan: «demander un service, recourir à, demander aide et protection» (Guignard, 1912: 940). Le terme s’applique aussi à l’entraide apportée pour exprimer sa solidarité envers des voisins ou des parents tant au cours du cycle agraire, au moment du repiquage et de la moisson, que lors de l’érection d’une maison.
26 ʔbaan: la préglottalisation serait, semble-t-il, articulée.
27 mɔɔ nɔɔy: littéralement «petit expert dans l’art de guérir». Ici, l’appellation désigne le chamane lui-même comparé au mɔɔ ɲgai, le «grand expert» assis à ses côtés et lui servant d’aide.
28 mɯəŋ: désigne une unité politique variable, allant de la principauté à l’État; l’acception contemporaine correspond à «ville» ou «pays». (Voir également plus haut, lignes 13-15.)
29 hɛɛŋ: autel aux esprits tressé de lanières de bambou placé en hauteur près de la toiture (cf. en lao hiŋ ).
30 lao phaay lao cam: désignation de l’alcool d’offrande destiné aux esprits.
31 kan cép: En lao, kan, «nervure de feuille» justifierait de traduire «chique»; le terme peut être rapproché de si siat (Pentace burmanica Kurz) dont l’écorce entre dans la composition de la chique de bétel, mais il peut aussi s’agir d’un mot brou set labaq.
32 pot: «détacher, délier, déposer» (Guignard, 1912: 703). Dans les maisons sur pilotis, on a coutume de retirer l’échelle le soir et la replacer le matin. Il faut donc comprendre que le chamane invite son esprit auxiliaire à lancer l’échelle pour descendre dans le monde des humains.
33 lit: Guignard (1912) indique litthii = «force, pouvoir, puissance, vertu, autorité»; la forme réduite du texte rend la traduction hypothétique.
34 yan: signes cabalistiques, magiques écrits sur une feuille de métal ou sur une étoffe servant de talisman, d’amulette, d’après le dictionnaire de M. Reinhorn. En s’appuyant sur l’ortographe étymologique du siamois yantr (yan), il est possible de proposer yantra..
35 sɯɯ: correspond à sɯa en langue lao.
36 sieŋ: le signifiant de l’unité lexicale sieŋ sans marque d’accent, par conséquent au ton moyen en langue lao, équivaut à «son, bruit». Avec la marque d’accent 1 et donc au ton bas, il a pour valeur «consulter les augures, pratiquer la divination» ou encore «procéder à l’épreuve de vérité». (Cf. brou séang, «divination, faire une divination».
37 boŋ: «percer, arracher, extraire» (Guignard, 1912:39).
38 kɔɔŋ paa: forme dialectale phuu thai qui correspondrait au lao kaaŋ paa, «au milieu de la forêt».
39 Relevons la forme dialectale phuu thai hoo pour lao hua «tête», de même on trouve too pour tua, classificateur des animaux.
40 Le contexte nous conduit à préférer hua «tête» à hua «clotûre», contrairement à ce qui a été exposé dans la note no.28.
41 haa: «Je, moi, me, nous», forme archaïque.
42 Le plateau de dispositifs du chamane comporte les objets suivants: un plateau de bronze sur lequel est disposé un bol en porcelaine rempli à ras bord de riz cru décortiqué; dans le riz sont plantés un oeuf cru, 2 à 4 canines de tigre, un petit objet symbolique tressé de lanières de bambou, une «croix» formé de deux bougies collées ensemble, et 4 petits cônes faits de feuilles de jacquier. Je ne souhaite pas détailler ici leur symbolique qui fera l’objet d’un prochain article.
43 La coiffe du chamane est une couronne de fils de coton, d’où descendent trois branches, des sortes de nattes où sont suspendus divers objets. C’est l’accessoire par excellence du chamane qui le symbolise, lui et sa force surnaturelle.
44 mɔɔ ləəm semble être la forme dialectale phu thai de mɔɔ lam, terme lao pour désigner le «spécialiste en chant alterné» comme l’indique la traduction terme à terme. Le mɔɔ lam a la capacité d’entrer en communication avec les esprits ou d’en être possédé et ainsi d’effectuer des cures.
45 cao phaa khay, cao phaa khaaw: «seigneur du plateau d’offrande d’oeuf, seigneur du plateau d’offrande de riz». Il s’agit du plateau du dispositif du chamane.
46 naʔ: le terme n’a pu être identifié. S’agirait-il d’un lapsus linguae pour dire baʔ, hypothèse confortée par le balancement des deux syntagmes naʔ kai naa, baʔ kai baaw. Notons que le locuteur brou transforme l’occlusive vélaire finale du terme lao bak en occlusion glottale baʔ, phénomène qui n’est cependant pas généralisé dans la suite du texte.
47 ʔao cai: «prendre refuge, appui»; cette forme pourrait être retenue en raison de son signifiant généralement associé à l’autorité religieuse ou politique exercée sur les sujets. Néanmoins, à l’écoute de l’enregistrement, la diphtongue (ao) n’est guère perçue, seule la voyelle (aa) est entendue. Le problème de l’identification de l’unité lexicale est alors déplacé. Un seul terme conviendrait alors, ʔaasai , «compter sur» mais qui suppose une confusion de la palatale avec la sifflante, lorsqu’un locuteur brou pratique la langue phu thai; plusieurs cas sont relevés dans ce texte, cf. infra cii pour sii «quatre».
48 thaaw phia phaa ɲaa ɲai: l’appellation juxtapose trois titres de noblesse, thaaw, «Maître, Monsieur» (sens ancien), phia, titre nobiliaire de second rang après phaa ɲaa, enfin ɲai, «grand».
49 khɯaam cɛɛw: correspond très vraisemblablement à khɯaam kɛɛw, «langue vietnamienne» en lao, expression qui s’accompagne couremment d’un caractère dépréciatif. Le syntagme khɯaam cɛɛw khɯaam cəəm constitue un redoublement dont la dernière unité est un mot vide conformément aux règles d’assonance et d’allitération.
50 Il est intéressant de souligner que l’aide a le souci d’informer l’esprit auxiliaire du chamane, ce dernier d’origine lao, qu’il se trouve en territoire vietnamien.
51 san: terme réservé aux moines bouddhiques.
52 sathuʔ: Notons ici l’emploi d’un terme pali-sanskrit généralement employé au cours d’un service bouddhique.
53 kɛɛŋ: préparation culinaire comportant de la viande, de la volaille ou du poisson, coupé en morceaux, et des légumes, le tout plongé dans un bouillon parfumé d’épices et de plantes aromatiques. Ce mets est l’un des plus communs de la cuisine lao-thai et compte des recettes innombrables.
54 Les Brou du Vietnam possédaient des éléphants domestiques jusqu’à la guerre. Ils n’en ont plus. Les Brou du Laos en on encore par endroit.
55 cəəm: en siamois, ce verbe s’applique spécifiquement à l’âme, khwan, dans l’expression cəəm khwan, «lier un fil de coton protecteur autour du poignet afin d’écarter les mauvaises influences» (McFarland, [1944]-1960: 259).
56 coŋ: correspondrait à lao soŋ. Comme nous l’avons vu précédemment pour le chamane, ce locuteur semble transformer les sifflantes de la langue phu thai en palatales. Le phénomène inverse est plus commun, s’agirait-il d’une hypercorrection ?
57 van: forme dialectale de khwan, «âme». Le passage de /khw/ à /v/ s’observe également dans certains parlers régionaux de Thaïlande.
58 cɯɯ: «se souvenir, s’observer, observer, surveiller» selon Th. Guignard ([1912]1971: 82).
59 pɔɔŋ: «descendre, abaisser, couler vers, se jeter dans» selon Th. Guignard, ([1912]1971: 699).
60 haay cieŋ: correspondrait à haay sieŋ en langue lao.
61 paa kaŋ: Ophicephalus gachua, Hamilton (cf. Davidson, 1975: 80).
62 paa duk: Clarias macrocephalus, Günther ou Clarias batrachus Lin. (cf. Davidson, 1975: 58-59).
63 mon: terme sanskrit qui originellement signifie «hymne védique» et «formule sacrificielle». Dans les langues lao-thai il fait essentiellement référence aux formules chargées de puissance magique.
64 mot: terme qui pourrait correspondre à muat (lao) «groupe».
65 cɯɯm: terme dont l’identification reste incertaine; il pourrait correspondre à cam (lao) «effectuer les cérémonies d’offrande pour apaiser les esprits».
66 nɯə: l’identification de ce terme reste incertaine; nous proposons la traduction «qu’il redevienne animal de la forêt» en nous fondant sur l’exemple tiré de Th. Guignard ([1912]1971: 587) nɯə nao «gibier, les fauves».
67 L ‘évocation du texte ne correspond pas aux observations de terrain. Le seul chamane qui possédait un éléphant sculpté, ne le déplaçait jamais de son autel.
68 Il s’agit d’histoires mythiques ou épiques chantées avec accompagnement de flûte dont la représentation est réservée aux contextes rituels.
69 Pour illustrer la survivance des incantations, la pratique qu’en a le peuple hongrois, christianisé depuis mille ans, constitue un bon exemple (Pócs, 1985).
70 Les incantations sont, on le sait, strictement secrètes; leur transmission est liée à un paiement ou à des restrictions, aussi leur collecte sur le terrain a-t-elle été réduite de sorte qu’on ne peut juger qu’à partir de quelques exemples.

 

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